Extrait de l’ouvrage de Aly Zmerly, ‘‘Ben Ali le ripou’’, publié en exclusivité et en téléchargement libre jusqu'au 8 février, par Kapitalis. Dans cet article, l’auteur raconte comment Ben Ali a destitué Bourguiba.
Récit des derniers jours de Bourguiba au palais de Carthage et de la prise du pouvoir par Ben Ali:
Dimanche 1er novembre 1987. Le palais présidentiel souffre de son immensité et de son silence. Les gardes républicains, en sentinelles devant le puissant portail de fer forgé, sont plus nombreux que les résidents de l’illustre demeure. C’est un jour de congé, soit. Mais même en semaine, les visiteurs ne sont pas plus nombreux. Seul le Premier ministre vient passer auprès du chef de l’Etat, une petite demi-heure. Et c’est tout.
Deux personnes peuplent la solitude du vigoureux tribun d’hier et du président sénile d’aujourd’hui: sa nièce, Saïda Sassi, et un secrétaire particulier, Mahmoud Ben Hassine. La nièce, elle, est connue. On peut penser d’elle ce qu’on veut, mais il est bon de rappeler qu’elle a dans son palmarès deux ou trois actions d’éclat, du temps de sa prime jeunesse et de la prime jeunesse du Néo-Destour, lorsque le Protectorat battait son plein.
Actuellement, et cela depuis plusieurs années, elle est réduite à être la nurse de son oncle maternel. Le Combattant Suprême n’est plus que l’ombre de lui-même. Il a tout perdu sauf l’effrayant pouvoir de signer un décret.
Voilà un mois que Ben Ali est Premier ministre. Chaque matin, en arrivant au palais présidentiel, il a peur d’y trouver son successeur. Les candidats sont nombreux. Aussi a-t-il eu l’intelligence de ne pas commettre l’erreur de Mohamed Mzali. Au lieu de contrecarrer Saïda Sassi, il l’a placée, au contraire, dans son giron. Une bourse constamment remplie et une automobile dernier cri sont mises à sa disposition. Ainsi, il a réussi à faire d’elle une antenne vigilante. Elle lui téléphone presque toutes les heures pour le mettre au courant de tout ce qui tourne autour de l’oncle bien-aimé.
Le même jour, un dîner chez Hassen Kacem réunit Mohamed Sayah, Mahmoud Charchour, Hédi Attia, Mustapha Bhira et Mahmoud Belhassine. Ce dernier est chargé d’entretenir Bourguiba au sujet de Ben Ali et d’insister auprès de lui sur les défauts de son Premier ministre: faible niveau d’instruction – c’est au cours de ce dîner qu’est sorti la boutade du «bac moins trois» –, mauvaise gestion des affaires de l’Etat, soumission à l’influence sournoise des frères Eltaief et ravages avec les femmes.
Lundi 2 novembre: Bourguiba, quand il est seul, écoute la radio, ou regarde la télévision. C’est une vieille habitude, une marotte qui lui permet de prendre connaissance de l’état d’esprit des Tunisiens, de leurs goûts ainsi que du niveau général des commentateurs politiques et des créateurs dans les divers domaines des arts.
Ce matin, il est à son bureau depuis un peu plus d’une heure. Il a pris connaissance du journal parlé, du commentaire des nouvelles et écouté quelques chansons d’Oulaya.
A 9 heures pile, il reçoit le Premier ministre. Ce dernier a, entre les mains, deux ou trois dossiers relatifs à des affaires de routine qui ne méritaient pas d’être soumises à la haute attention du chef de l’Etat. En dehors des salamalecs habituels, Ben Ali n’a rien d’intéressant à dire. Bourguiba ne le retient pas.
Soudain, et juste après le départ de son hôte, Bourguiba a comme une lueur de raison. Pourquoi donc ce Saint-Cyrien n’a jamais fait entendre sa voix ni à la radio ni à la télévision? «On verra cela demain», se dit-il.
Une fois seul, Bourguiba sonne sa nièce et Mahmoud Ben Hassine. Il leur pose la question qu’il venait de poser à Ben Ali. Prudente, Sassi se tait. Ben Hassine, au contraire, en fait tout un plat. Il révèle à son maître la médiocre aptitude du Premier ministre dans le domaine de la parole. Il n’a ni niveau d’instruction, ni niveau social, ni entregent, lui dit-il. Après lui avoir expliqué en quoi a consisté sa formation rapide à Saint-Cyr, il conclut que l’intéressé, juste capable d’utiliser un révolver, est inapte au discours ordonné, méthodiquement développé et sans faute de langage.
Bourguiba est surpris. Il se sent responsable du mauvais choix. Il est bouleversé à l’idée qu’un militaire ignare va pouvoir constitutionnellement lui succéder.
Mardi 3 novembre: contrairement à son habitude, Ben Ali arrive à Carthage à 9 heures juste. Volontairement, il a évité de siroter un café dans le bureau de Ben Hassine. Rien ne liait les deux hommes en dehors d’un bavardage quotidien autour d’un express bien serré. C’est que, entre-temps, Saïda Sassi a fait son travail.
Immédiatement reçu par Bourguiba, Ben Ali quitte le bureau présidentiel un quart d’heure plus tard, le visage violacé. Il venait, en effet, d’être humilié par le chef de l’Etat. Bourguiba a posé tout de go à Ben Ali la question qui le tracassait depuis la veille. Surpris, le Premier ministre a bafouillé. «En vous nommant Premier ministre le mois dernier, je pensais avoir affaire à un vrai Saint-Cyrien. Or, je viens d’apprendre que vous êtes juste bon pour le galon de laine de caporal.» Ces deux phrases ponctuées de marmonnements hostiles, Ben Ali les a reçues comme des pierres lancées à son visage.
Sur un ton devenu plus conciliant, Bourguiba recommande à son hôte avant de le libérer de dire de temps à autre quelque chose à la télévision afin de rassurer l’opinion et tranquilliser les citoyens.
Dans l’un des couloirs du palais présidentiel, Ben Ali couvre Ben Hassine d’invectives et de menaces. L’autre n’est pas désarçonné. Il débite à son tour toutes les grossièretés dont est capable un gavroche de Bab Souika, lui confirme qu’il est à l’origine de son récent désappointement et conclut par ces mots: «Tu n’es qu’un fétu de paille, un nullard, un minable, un fruit-sec-bac-moins-trois. Quant à ces menaces, tu pourras en faire un trou dans l’eau».
Ben Ali n’insiste pas. Il se dépêche de quitter les lieux, la queue basse. Saïda le rejoint. Elle le console et le rassure. «Vous n’avez rien à craindre. Je connais bien mon oncle. Je le ferai changer d’avis», lui dit-elle.
Ben Ali n’oublie pas cette scène de sitôt. Juste après le 7 novembre, Ben Hassine est renvoyé dans ses foyers. On lui signifie par la suite qu’il est redevable à l’Etat d’une somme de cent mille dinars. En fait, on lui demande de rembourser tous les frais des différentes missions, y compris le prix des billets d’avion, des voyages qu’il avait effectués à l’étranger. On semble oublier qu’il accompagnait le président Bourguiba à titre de secrétaire particulier.
C’est une histoire absurde. La somme est énorme et Ben Hassine ne peut rembourser. On le traîne en justice, et on l’enferme en prison.
Libéré après deux ans, il apprend que ses biens ont été confisqués, dont sa maison à Carthage. Ayant la double nationalité et bénéficiant d’une pension de retraite en France, il s’expatrie.
Un président de la république qui asservit la justice de son pays, pour des raisons privées, n’est pas digne d’être un président. Un président se doit d’être magnanime. La vengeance lui donne un visage hideux. Mais on n’en est pas encore là…
Mercredi 4 novembre: c’est la fête du Mouled, jour férié. Ben Hassine se dirige vers l’aéroport de Tunis-Carthage. A-t-il senti le danger? Officiellement, il veut passer quelques jours de vacances en France. Mais il est empêché de prendre l’avion et renvoyé à son domicile.
Jeudi 5 novembre: Bourguiba a-t-il oublié ses propos d’il y a 48 heures? Il demande son secrétaire particulier, on lui répond que M. Ben Hassine n’a pas rejoint son bureau parce qu’il est malade. Le chef de l’Etat reçoit Ben Ali sans animosité, l’écoute mais ne prolonge pas, ni pour lui-même ni pour son vis-à-vis, le supplice d’un entretien sans intérêt.
Une fois seul de nouveau, Bourguiba retourne à son passe-temps favori. Il tourne le bouton de son poste de radio. L’aiguille de cadran est toujours fixée sur Radio Tunis. Quelle chance! Un chroniqueur historien annonce qu’il se propose de rappeler les événements de novembre 1956: l’admission de la Tunisie à l’Onu, le 12, et le discours de Bourguiba devant l’Assemblée générale des Nations Unies le 22 du même mois, il y a trente et un ans.
Immédiatement, Bourguiba fait venir Saïda et Ben Hassine. «Venez vite ; venez. Ecoutez avec moi», leur dit-il, en mastiquant ses mots et en leur faisant signe de s’asseoir.
A 10 heures, le président reçoit une délégation de parlementaires américains accompagnés de leur ambassadeur.
Le président, d’une voix rauque et bégayant, leur souhaite la bienvenue, puis vite son discours devient incohérent, mêlant le présent et son passé glorieux. Il semble entrer dans un état hallucinatoire.
Les parlementaires sont éberlués. Ils le quittent et demandent à être reçus par le Premier ministre. L’audience a lieu dans la foulée auprès de Ben Ali. Ils lui font part de leurs appréhensions et lui demandent d’agir rapidement pour éviter tout dérapage: c’est un feu vert clair.
Vendredi 6 novembre: vers 13 heures 30, avant d’aller faire la sieste, Bourguiba confie à Saïda Sassi sa décision de nommer un nouveau Premier ministre dès la première heure du lendemain. La télévision sera invitée à enregistrer l’événement, précise-t-il.
L’information est immédiatement transmise à qui de droit. Sans perdre de temps, Ben Ali, qui est non seulement Premier ministre, mais aussi ministre de l’Intérieur, ne l’oublions pas, se rend Place d’Afrique et convoque son condisciple de Saint-Cyr, Habib Ammar, commandant de la Garde nationale. Ils s’isolent pendant tout le reste de l’après-midi et mettent au point un plan de destitution de Bourguiba. Vers 18 heures, chacun d’eux regagne son domicile. A 20 heures, ils se retrouvent au même ministère, après avoir pris chacun une collation, une douche et s’être armé d’un révolver pour pouvoir se suicider en cas d’échec.
La suite est connue. On convoque le ministre de la Défense nationale, Slaheddine Baly, qui à son tour convoque les médecins devant signer d’un commun accord le document attestant l’inaptitude de Bourguiba à l’exercice du pouvoir.
Le lendemain matin, vers 6 heures, Radio Tunis ouvre son journal pour une déclaration à la nation rédigée par Hédi Baccouche et lue par Hédi Triki.