Extrait de l’ouvrage de Aly Zmerly, ‘‘Ben Ali le ripou’’, publié en exclusivité et en téléchargement libre jusqu'au 8 février, par Kapitalis. Dans cet article, l’auteur raconte l’enfance et la jeunesse de Ben Ali à Hammam-Sousse et les conditions de son entrée dans l’armée.
Son niveau intellectuel est très moyen. Aussi est-il avare en paroles. En dehors de longs discours, rédigés par des scribes, discours qu’il se contente de débiter après de multiples répétitions dans le secret de ses salons privés, on ne lui connaît aucune intervention radiophonique et encore moins télévisée. Il n’a jamais tenu une conférence de presse ni accordé d’interview au grand jour ou improvisé la moindre allocution de circonstance. Les speechs, ce n’est pas son fort. Au conseil des ministres, la télévision nous le montre de loin en train de gesticuler mais elle ne nous a jamais fait entendre sa voix. Lors des sommets des pays africains ou des pays arabes, il sourit béatement au cameraman. Et c’est tout.
Halima, cette mère patiente et courageuse
Il est né en septembre 1935 à Hammam-Sousse, bourgade agricole située à 140 km au sud de la capitale, devenue aujourd’hui l’un des fleurons du tourisme tunisien. Il est né sous le signe de la Vierge et, selon l’horoscope chinois, sous celui du Rat, au sein d’une famille archi-nombreuse et nécessiteuse. Son père, illettré, bien charpenté mais balourd, ne travaillait que par intermittence. Docker au port de Sousse, il était tributaire du trafic maritime et surtout de la qualité des informations qu’il fournissait aux autorités. Il faisait peu de cas de ses devoirs de chef de famille. Il dépensait la totalité de sa paye dans un des bouges et rentrait chez lui, le soir, ivre mort et sans le sou.
Fier des nouveaux bâtiments qui foisonnent au vieux village, Hammam-Sousse est aujourd’hui une ville accolée à Sousse. Des moyens de transport variés, rapides, nombreux et économiques permettent les déplacements d’une localité à l’autre en quelques minutes. Mais dans les années trente et jusqu’après l’indépendance, une grand-route carrossable offrait au voyageur sur cinq kilomètres, à droite et à gauche, un spectacle vivifiant de champs d’orge, d’oliveraies et de jardins maraîchers.
Cinq kilomètres qu’il fallait pour la majorité des villageois se taper à pied, à dos d’âne, en charrette tirée par des chameaux ou, pour de rares chanceux, à bicyclette. Les jardiniers étaient heureux de répondre à votre salut. La tenue vestimentaire des femmes de Hammam-Sousse donnait une note gaie au paysage. Pratiquement dévoilées, au contraire des femmes des villages voisins, elles se drapaient d’une large pièce de cotonnade sans contours appelée «takhlila» reconnaissable à un rose vif qui les distinguait des «takhlilas» des villages voisins. Ces femmes, on les reconnaissait de loin grâce à l’énorme «charia» (hotte) en alfa qu’elles portaient au dos et dont elles avaient l’exclusivité. Elles fourraient dans ce grand panier tout ce qu’elles pouvaient recueillir de consommable. Ainsi, la mère de Ben Ali rentrait au bercail avec des brindilles, quelques légumes et, à la saison des moissons, quelques litres de blé et d’orge. Juste de quoi apaiser la faim de sa nombreuse progéniture.
Halima, cette mère patiente et courageuse a été la première chance de Ben Ali. C’est grâce à son labeur qu’il a pu grandir à peu près normalement. La deuxième chance de Ben Ali a été l’école franco-arabe de son village natal, puis le collège de Sousse.
Du temps du Protectorat français, on appelait «école franco-arabe» les écoles primaires ouvertes exclusivement pour les garçons musulmans parce qu’on y enseignait la langue arabe et les petites sourates du Coran en plus du programme habituel. La scolarité y durait six années. Pour entrer en première année, il fallait être âgé de six années révolues.
Une demi-galette d’orge fourrée d’harissa
La scolarisation de Ben Ali remontait donc à 1942. Le directeur de l’établissement scolaire – un Français, bien sûr, mais un Français de France – était parfaitement dévoué à sa tâche. Tout le village l’aimait parce qu’il aimait ses élèves. Non seulement il leur fournissait un savoir libérateur, mais il souhaitait les voir accéder à l’enseignement secondaire.
Nous voilà donc en octobre 1949. Ben Ali est admis au collège de Sousse, unique établissement d’enseignement secondaire, à l’époque, pour toute la 4ème Région. C’est ainsi qu’on désignait un vaste territoire qui englobait les gouvernorats actuels de Sousse, Monastir, Mahdia, Kairouan et Kasserine. Voilà donc le jeune homme obligé de se lever à l’aube pour se rendre à Sousse en piéton quel que soit le temps, se contenter, à midi, en guise de déjeuner, d’une demi galette d’orge fourrée d’harissa, puis de rentrer, en fin d’après-midi, au village, toujours à pied.
Ce pénible régime de vie, malgré l’aide de la Société de Bienfaisance, ne pouvait garantir le succès. Après avoir redoublé deux classes, Ben Ali est exclu au niveau de l’entrée en seconde.
Nous voilà en 1956. La Tunisie était indépendante depuis le mois de mars. Insensible à la liesse populaire, notre héros traînait sa misère morale et matérielle dans les rues du village quand une chance inespérée se présenta à lui au mois d’août.
Le Secrétariat d’Etat à la Défense nationale annonça pour le mois de septembre un concours sur épreuves en plus d’un test psychotechnique pour la sélection de deux catégories de jeunes en vue de créer un premier noyau d’officiers de l’armée tunisienne grâce à une formation à Coëtquidam, dans le Morbihan, en France, à l’Ecole spéciale militaire interarmes dite école de Saint-Cyr, parce que c’est au village de Saint-Cyr, près de Paris, que cette école fut créée par Napoléon en 1802. Le premier groupe devait être titulaire du baccalauréat, quant au deuxième groupe, il devait avoir accompli au moins quatre années d’enseignement secondaire.
L’appel du gouvernement reçut un appel particulièrement favorable parmi les jeunes. Il y eut plus de 250 candidats. Deux sur cinq seulement furent admis. La première liste, celle des bacheliers, comprenait vingt lauréats environ. Ils étaient appelés à suivre, à Saint-Cyr, la formation normale offerte à leurs camarades français. Les 80 lauréats non bacheliers de la deuxième liste devaient recevoir une formation accélérée de 6 mois au sein d’un bataillon spécial créé pour la circonstance. Ben Ali faisait partie de la deuxième liste. Il était tout heureux. Enfin, finie la misère!
La fin de la misère
Préalablement à leur proclamation, les résultats furent soumis, pour avis, aux cellules destouriennes concernées. A Hammam-Sousse, on émit d’abord des réserves sur l’admission de Ben Ali. Son père, rappela-t-on, était un informateur des autorités locales et son oncle paternel avait été abattu par la milice du Parti. Pour sauver la situation, il a fallu l’intervention de Hédi Baccouche, qui sera son premier Premier ministre, alors membre influent de la cellule locale. Le jeune loup plaida adroitement pour l’unique candidat du village. Il fit ressortir qu’il serait injuste de gâcher l’avenir d’un compatriote à cause du passé de ses parents et qu’il y a avait lieu de lui accorder sa chance.
C’est ainsi que Ben Ali rejoignit pour six mois, en octobre 1956, l’Ecole Spéciale militaire interarmes. Puis, en avril 1957, il fut admis pour une autre période de six mois à l’Ecole d’application de l’artillerie à Châlon-sur-Marne. Au total, une formation de douze mois. C’était le minimum requis pour la marche au pas, le tir, la connaissance des actes élémentaires du combattant. Mais ce n’était pas assez ni pour administrer, ni pour gérer, ni pour commander. Aussi, dans toute sa carrière militaire, Ben Ali n’a jamais eu sous ses ordres la moindre unité de combat.
C’est donc en octobre 1957 que Ben Ali est de retour à Tunis. Promu sous-lieutenant, il est affecté à l’état-major. Célibataire, il est logé dans un bâtiment tout proche du ministère de la Défense, servant de mess pour les jeunes officiers.
Très timide, taciturne, morose et méfiant, Ben Ali n’a jamais cherché à se distraire et a toujours refusé d’accompagner ses camarades dans un quelconque endroit de la capitale.