Revenons sur la vie de Ben Ali, jeune marié. Il était heureux, plein de soin et de tendresse pour son épouse. Pour l’interpeller, il ne l’appelait pas par son prénom mais il criait «Ya M’ra !» (Eh ! Femme). Naïma, de son côté, quand elle parlait de son mari, elle disait: «Hammami» (Hammamois, originaire de Hammam-Sousse). C’était conforme à la tradition dans plusieurs de nos villages.
Ben Ali dans son jardin
Une vie simple, en cette période, partagée entre les travaux domestiques et les obligations du fonctionnaire. Maison-bureau, bureau-maison. Très tôt le matin, pendant que Naïma préparait le petit-déjeuner, il entretenait les rosiers de son jardin dont il était fier et auprès desquels il passait, en robe de chambre, la première heure de la matinée. Il aimait s’adonner à la pollinisation artificielle, c’est-à-dire recueillir le pollen d’une rose et le déposer sur le pistil d’une autre. Ainsi, il parvenait à créer des variétés hybrides de roses dont il était fier. Quand il obtenait une nouvelle belle rose, il la mettait dans un petit vase au col long et fin sur son bureau en face de lui. C’était l’âge de l’innocence.
Les invitations officielles étaient nombreuses. Il s’y rendait seul, rarement avec sa femme. Naïma, maniaque en matière de propreté, préférait s’occuper de sa maison. Elle ne sortait point seule.
Ils eurent trois filles: les deux premières au Bardo, la troisième, non loin de là, et plus tard, à Khaznadar.
La vie professionnelle était en progression continue. Dominant sa timidité naturelle, Ben Ali prit peu à peu de l’aisance.
Passionné pour son travail, il lui consacrait tout son temps, même le dimanche et les jours fériés. Le soir, il emportait de nombreux dossiers et achevait leur dépouillement à la maison. Méticuleux quant à l’étude d’une situation, il surveillait de près l’exécution de ses ordres et coordonnait l’activité de ses subordonnés. Même malade, Ben Ali se rendait au bureau. Son service disposait de tout le cinquième étage du ministère de la Défense nationale.
Un agent (malgré lui) de la Cia
Un jour de l’automne de l’année 1964, l’ambassadeur des Etats-Unis signala au ministre l’existence d’un navire de guerre russe en panne dans les eaux de la côte nord. Ben Ali reçut la mission d’aller voir… Il se rendit seul dans les environs de Cap Serrat, en fin d’après-midi, s’installa sur la plage et y passa toute la nuit enveloppé dans une simple couverture à observer avec des jumelles la curieuse construction flottante et fut témoin du sauvetage effectué par un autre navire venu au secours du premier. Bâtiment d’une haute technologie il put rapidement mettre en situation de cale sèche le navire en difficulté, réparer la panne en quelques heures et lui permettre de continuer sa route. Les deux navires quittèrent les lieux dès l’aurore.
On peut imaginer la joie d’Habib Ammar [chef de cabinet du ministre de la Défense] relatant le film de la soirée à l’ambassadeur des Etats-Unis.
A partir de ce jour-là, le ministre [Bahi Ladgham] ne lésinait plus sur les moyens de travail de Ben Ali. Tout ce qu’il demandait lui était désormais accordé. Ainsi, il eut une voiture banalisée, des équipements spéciaux pour la filature et les écoutes téléphoniques, une équipe de femmes, jeunes et séduisantes, capables de tenir agréablement la compagnie aux visiteurs étrangers et enfin l’octroi d’une caisse noire à l’instar de celle dont disposait, au ministère de l’Intérieur, le directeur de la Sûreté nationale.
Ministre (éphémère) dans le gouvernement d’Union tuniso-libyen
Cette période de bonnes grâces dura huit ans. Une éternité ! Elle prit fin brutalement peu après le 12 janvier 1974, jour où Bourguiba et Kadhafi signèrent à Djerba sur un papier sans en-tête de l’Ulysse Palace l’union mort-née de la Tunisie et de la Libye.
A la signature du fameux pacte, les deux chefs d’Etat cherchèrent à dresser une liste de ministrables composée fifty-fifty de Tunisiens et de Libyens. Le frère Mouammar, après avoir offert la présidence de l’Union à Bourguiba, avança imprudemment le nom de Ben Ali pour tenir l’important ministère du Deuxième bureau Communications dans le nouveau gouvernement de l’Union. Bourguiba ne connaissait pas Ben Ali. Il fut surpris par la proposition que venait de lui faire le colonel Kadhafi.
L’Union projetée ayant avorté immédiatement grâce au veto énergique de Hédi Nouira, Premier ministre, rentré d’urgence d’Iran via Paris où il était en mission, Bourguiba n’insista pas mais exigea que l’on mette fin aux fonctions de Ben Ali. Un nouvel épisode de vie commença alors pour ce dernier. Il fut nommé en qualité d’attaché militaire à Rabat.
Avant de détailler le séjour marocain, qui a laissé quelques traces dans les archives des services marocains, revenons à la période 1964-1974.
Depuis son mariage et jusqu’au début de l’année 1964, comme déjà écrit, Ben Ali mena une vie bien ordonnée d’officier sage et discipliné. C’est la caisse noire qui fut l’instrument du démon. Petit à petit, Ben Ali commença à changer d’air et à découvrir de nouveaux plaisirs.
L’appel du démon
Une dame d’un certain âge, dénommée Dalila, fut sa première initiatrice au dévergondage. Elle le recevait chez elle et, à chaque fois, elle le mettait en présence d’une demoiselle ou, le plus souvent, d’une dame experte dans le raffinement du plaisir des sens.
Au lendemain des émeutes du 26 janvier 1978, appelé le «Jeudi Noir», dont il sera question plus loin, Ben Ali, qui était au ministère de l’Intérieur depuis le 23 décembre 1977 à la tête de la Sûreté Nationale, eut peur que Dalila n’évente son libertinage de naguère. Il la fit mettre en prison dans un isolement complet. Elle mourut de tuberculose peu de temps après à l’hôpital de l’Ariana. Le commissaire de police qui la protégeait fut mis à la retraite d’office.