Mustapha-Ben-Jaafar-sur-Nessma-Banniere

Désavoué par une grande partie de ses concitoyens et inconscient des torts qu'il a causés à son parti, le président d'Ettakatol a choisi le suicide politique, le 23 novembre 2014.

Par Moncef Dhambri

Les résultats des législatives sont là, incontestables: Ettakatol, n'ayant récolté que quelques maigres milliers de voix et n'aura aucun siège au prochain parlement. Cette débâcle sans appel n'empêche pas Mustapha Ben Jaâfar, son président, de continuer de rêver qu'il peut arracher un mandat présidentiel... Il serait, peut-être, le seul à croire à pareil scénario.

En l'espace de trois courtes années, du 23 octobre 2011 au 26 octobre 2014, le paysage politique de la Tunisie postrévolutionnaire a été transformé de fond en comble. Les certitudes du lendemain du premier scrutin libre de l'histoire de notre pays ont été balayées, il y a deux semaines, par le verdict des dernières législatives.

Les islamistes d'Ennahdha, qui ont perdu une vingtaine de sièges par rapport aux élections de l'Assemblée nationale constituante (ANC) de 2011, en ont remporté 69 dans le prochain parlement et pourront toujours avoir leur mot à dire pendant les 5 prochaines années.

Nida Tounes, une formation postrévolutionnaire qui dispose de 86 sièges, soit plus de 39,5% dans la prochaine Chambre des représentants du peuple, est en droit de prétendre qu'il est maître de la situation et que les chances de son président, Béji Caïd Essebsi, de rafler, dans deux semaines, le lot présidentiel sont très sérieuses.

Nida Tounes choisira la musique

La vague nidaïste remporterait ainsi tous les prix des élections 2014 et de ce qui s'ensuit: la majorité parlementaire, la présidence de l'Assemblée, la présidence du gouvernement et, très probablement, la présidence de la République. Une position confortable dans au moins deux pouvoirs, le législatif et l'exécutif, qui ne signifie pas nécessairement que Nida Tounes pourra gouverner seul et sans conteste, mais qui, tout de même, lui permet de «choisir la musique et la danse» du prochain quinquennat.

Sur son passage, le tsunami nidaïste a causé de nombreux dégâts, chez ses adversaires, et cela est tout à fait normal, mais également au sein de ce que l'on appelle communément «la famille démocrate, progressiste et moderniste».

Indéniablement, plus qu'aucune autre formation politique qui était très honorablement représentée à l'ANC, Ettakatol a été le plus gros perdant du scrutin du 26 octobre 2014: lui qui disposait de 20 sièges au sein de la Constituante, qui en a présidé et orienté les débats, se retrouve sans le moindre siège, dans le prochain parlement. Le Congrès pour la République (CpR) de Moncef Marzouki, lui aussi naufragé, a perdu une vingtaine de sièges. Et Al-Jomhouri d'Ahmed Néjib Chebbi a également «laissé des plumes», perdant une quinzaine de sièges. Il disposera d'un seul siège remporté par Iyed Dahmani à Siliana. Et pourra se consoler d'avoir fait mieux qu'Ettakatol.

M. Ben Jaâfar, principal responsable de cette bérézina d'Ettakatol, ne se démonte pas pour autant. Il reconnait la défaite de son parti, accepte le verdict des urnes, va même jusqu'à féliciter les vainqueurs, mais «en sportif», déclare-t-il à notre consoeur Meriem Belkadhi sur Nessma TV, le 4 novembre 2014 (comme s'il en avait le choix!): «Il faut rentrer aux vestiaires, prendre une douche, se relaxer, réfléchir et reprendre la compétition». Réducteur inégalable de la réalité et simplificateur à l'extrême de la vérité, il ajoute aussi que, «dans des élections, il y a toujours des perdants et des gagnants. Dans un match, il y a aussi une deuxième mi-temps...».

De quelle compétition parle, ici, M. Ben Jaâfar, l'homme qui, par son égocentrisme et sa myopie politique incurables, croit encore que l'Histoire et le 14-Janvier lui ont gardé quelque place? Est-il conscient du fait que lorsqu'un parti politique, qui était classé 4e au scrutin de la Constituante en 2011 et qui ne détient plus aucun siège à l'Assemblée du peuple (de 2014 à 2019) est un parti fini ou en voie de disparition?

Rached-Ghannouchi-et-Mustapha-Ben-Jaafar

Mustapha Ben Jaâfar et Ettalatol payent le prix de leur alliance contre-nature avec Rached Ghannouchi et Ennahdha.

«La meilleure constitution au monde»

Amnésique ou refusant obstinément de faire une saine lecture de son parcours personnel et de celui qu'il a imposé à son parti, M. Ben Jaâfar oublie qu'il a associé son sort à celui d'Ennahdha pendant trois années, qu'il a été pieds et poings liés aux islamistes pendant une période durant laquelle l'on n'a plus compté les erreurs commises par les gouvernements Troïkas 1 et 2, les retards pris par le pays, les morts et les divisions souffertes par les Tunisiens, et tant d'autres drames et désillusions.

De toutes ces déconvenues et de tous ces malheurs, M. Ben Jaâfar ne semble retenir qu'un seul enseignement, que «la démocratie est un apprentissage: cela requiert du temps, cela nécessite des sacrifices. L'expérience a certes été douloureuse, mais, au bout de ce parcours difficile, nous avons pu rédiger pour notre pays la meilleure constitution qui puisse exister au monde». Et il n'aura jamais le courage – ni l'honnêteté – d'estimer le coût politique, sécuritaire et financier de cette «meilleure constitution au monde». Il préfère plutôt passer à l'acte suivant, celui qui l'intéresse le plus à titre personnel, c'est-à-dire la course au Palais de Carthage.

Sur le terrain de la compétition présidentielle, le président d'Ettakatol a «les idées bien claires». Deux ou trois idées, en réalité.
Sa détermination d'arracher, coûte que coûte, un mandat présidentiel est pressante, urgente et incontrôlable, quasiment obsessionnelle et maladive. Il en arrive même à sacrifier son parti, à prendre ses distances d'Ettakatol. Il explique aux téléspectateurs de Nessma TV que «ce n'est pas le parti Ettakatol qui brigue la présidence de la République. Prenez garde, car on est en train de créer cette confusion autour de ma candidature: je descends dans l'arène de la présidentielle en tant Mustapha Ben Jaâfar (et non pas en tant que président d'Ettakatol, NDLR), avec mon passé de militant, de défenseur des droits de l'Homme et de résistant à la dictature».

M. Ben Jaâfar prend donc le plus grand soin de se «dissocier» de son parti, Ettakatol dont la crédibilité est aujourd'hui égale à zéro, et il espère ainsi pouvoir convaincre la masse abstentionniste, qu'il estime «à 1,8 million, 1,9 ou même 2 millions». Il ajoute ainsi à l'ingratitude (envers ceux qu'il a fait couler), l'aveuglement...

L'épouvantail du retour de l'ancien régime

A ceux qui ont boudé les urnes, le 26 octobre 2014, et à ceux qui ont puni Ennahdha et ses alliés Ettakatolistes et Cpristes en leur retirant un total de 65 sièges dont ils disposaient à l'ANC, M. Ben Jaâfar rappelle que «l'élection présidentielle a ses spécificités que les législatives n'ont pas» et conseille la prudence: «Je mets en garde les électeurs, car il y a danger: que se cache-t-il derrière cette façade de Nida Tounes?», s'interroge-t-il et s'empresse de répondre à cette question: «L'on rapporte que sur la totalité des élus du Nida, 40 ou 50% sont des hommes et des femmes de l'ancien régime. Nous n'aurions donc pas fait la Révolution pour que ces gens-là reprennent aussi facilement le pouvoir».

Il avertit: «Mon rôle consiste à dire aux Tunisiens de faire très attention. Dans le cas de la victoire de Nida Tounes à la présidentielle, ce parti monopolisera tous les pouvoirs et l'on se retrouverait au point de départ, comme s'il n'y a pas eu de révolution. Il y a risque de domination, d'hégémonie, de retour de la dictature. Je dois dire cela à mes concitoyens...».

Au lieu, donc, de tirer sa révérence, de reconnaître que les mauvais choix qu'il a faits le jour où l'Histoire lui a accordé la pleine liberté de choisir et de trouver plus saine occupation pour sa retraite, Mustapha Ben Jaâfar, peut-être le moins bien placé d'entre tous les rivaux «sérieux» de. Béji Caïd Essebsi, s'accroche encore et encore au rêve impossible d'être le premier président de la nouvelle République tunisienne.

Désavoué par une frange importante de l'opinion tunisienne, à partir du jour où il a accepté de s'allier aux islamistes, dénoncé tout au long de sa présidence de l'ANC d'être manipulé par les Nahdhaouis, partageant avec ces derniers la responsabilité de leurs nombreux échecs et visiblement inconscient des torts qu'il a causés à son parti, il a choisi commettre un acte final: le suicide en direct, le 23 novembre 2014.

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