peuple tunisien
Ces derniers jours, le peuple tunisien a montré sa capacité et sa ténacité à prendre en main son destin, en se débarrassant d’un  tyran grâce au sang de ses martyrs et au sacrifice d’une jeunesse assoiffée de liberté.
Abd Raouf Chouikha


Mohammed Bouazizi a montré que l’arbitraire, la tyrannie et l’injustice n’ont qu’un pouvoir et un impact limités. En sacrifiant sa vie, ne se doutait-il pas que ce système dont sont victimes bon nombre de jeunes exclus comme lui aller s’écrouler comme un château de cartes?
Le peuple tunisien vient d’écrire une des plus belles pages de l’histoire de son pays. Il a fait preuve d’un degré de courage et de maturité qui honore notre pays, longtemps humilié et dénigré par ces 55 années de dictature.
Ce peuple très hospitalier s’est maintes fois distingué dans l’histoire par sa profonde tolérance,  son ouverture d’esprit et ses potentialités que ce soit sur les plans culturels, littéraires, scientifiques...

 

Le potentiel réformateur des Tunisiens
A titre d’exemples, l’esclavage a été aboli en Tunisie, le 23 janvier 1846, par Ahmed Bey (en France il a été aboli de manière définitive en 1948, aux Etats-Unis, il a fallu attendre 1865).
En 1861, une constitution a été adoptée qui reconnaît le droit, la liberté de culte et l’égalité de tous les sujets sans distinction de religion, de nationalité ou de race (article 1), devant la loi et l’impôt (articles 2 et 3).
M’hamed Al Khidr Hussein, natif de Nafta, avait occupé le prestigieux poste de Shaykh al-Azhar (1952-1954). La première femme docteur du monde arabe, Tawhida Ben Cheikh, en 1936, nièce de Tahar Ben Ammar, décédée récemment à l’âge de 102 ans.
Bien d’autres personnalités (musulmanes et juives) avaient contribué au rayonnement de cette Tunisie, montrant ainsi que le potentiel créatif des tunisiens était intact.
Le peuple tunisien vit donc des moments cruciaux de son existence, et l’avenir de notre démocratie naissante se joue aujourd’hui même, dans la rue, dans les cafés, dans les universités... Le pragmatisme et la clairvoyance ne doivent pas céder la place à l’engouement général ni au populisme ni à la démagogie.

Les messages du peuple
Cette fois-ci le peuple a tranché: il veut de réels changements et pas seulement des réajustements ou des colmatages. Il nous a adressé plusieurs signaux.
Son message est clair et sans appel:
- on ne veut plus d’un pouvoir centralisé et autoritaire ;
- on ne veut plus de la mainmise du parti sur l’appareil d’Etat ;
- on veut de vrais représentants élus à  la tête de l’Etat, de l’Assemblée et des instances dirigeantes ;
- on veut une transparence totale dans les élections et dans les décisions ;
- on exige la répression de toutes formes de corruption, de clientélisme, et de favoritisme ;
- on exige des poursuites pénales à l’encontre des corrompus ;
Pour concrétiser ces objectifs et répondre aux aspirations, il faut entre autres recommandations:
- éviter les dérives autoritaires, qui sont les prémisses d’une dictature répressive, en instaurant un contre-pouvoir qui contrôle ;
- créer une véritable opposition – et non une façade non représentative des couches populaires – pouvant être utilisée comme épouvantail au gré d’un pouvoir central ;
- amorcer une réforme urgente de la constitution afin d’évoluer vers un régime moins présidentiel; le futur président devra rendre des comptes au peuple et à ses représentants de l’Assemblée. Répartir les pouvoirs entre le législatif et l’exécutif, afin qu’un contrôle rigoureux puisse s’établir.

Comment éviter les erreurs du passé?
Il est très important de prendre du recul, d’avoir un regard éclairé sur l’évolution des faits afin d’éviter les nombreuses erreurs du passé. Il faut «puiser dans les cendres du passé la flamme de l’avenir», disait Jean Jaurès. Il est important de rafraîchir les mémoires et de remonter à la période pré-Bourguiba.
Cela avait débuté au lendemain de l’indépendance le 20 mars 1956, dans l’allégresse générale d’un peuple qui retrouvait sa fierté et sa dignité,  une assemblée constituante avait  été élue démocratiquement.  Bien que le parti libérateur le Destour remporte tous les sièges, il n’en demeurait pas moins que cette assemblée réunissait en son sein pratiquement toutes les sensibilités syndicales, politiques et religieuses. Elle avait pour fonction de doter ce jeune pays d’une constitution moderne. Les débats étaient passionnés, parfois houleux mais francs. Mais dès les premières réunions, Bourguiba voulut orienter le débat; il  dénonça vigoureusement la monarchie constitutionnelle et voulut axer le débat essentiellement sur la nature du régime.
Il faut saluer au passage la promulgation du code du statut personnel qui donne aux femmes des droits, une révolution dans le monde arabo-musulman.
Mais dès le 30 mai 1956, la Constituante votait l’abolition des privilèges de la famille royale. Relégué dans son palais de La Marsa, Lamine bey ne s’était jamais associé aux grandes décisions qui engageaient le pays. En visite officielle à Tunis, en février 1957, Abdelaziz Ibn Saoud, le roi d’Arabie, fut choqué par le peu d’égards avec lequel est traité son homologue maghrébin. Bourguiba se comportait en véritable chef d’État, alors qu’il venait d’être nommé ministre par le… bey.

La naissance d’une dictature
Dans la salle du Trône du palais du Bardo le 25 juillet 1957, devant un auditoire acquis à sa cause, Bourguiba chargea durant deux heures contre la dynastie régnante, dénonçant ses «bassesses» et ses «trahisons».
Il s’acheva par ces phrases: «Le peuple tunisien a atteint un degré de maturité suffisant pour assumer la gestion de ses propres affaires. Je sais toute l’affection qu’il me porte. Certains ont pensé que je pourrais prendre en charge ses destinées. Mais j’ai un tel respect pour le peuple tunisien que je ne lui souhaite pas de maître et que le seul choix que je puisse lui indiquer est le choix de la République.»
Ce discours contrastait évidemment avec son déni pour les aspirations populaires et le peu de respect pour le peuple. En effet, il aimait se comparer à Massinissa qui lui n’avait pas réussi à rassembler les peuplades de tribus berbères.
Le 25 juillet au soir après une journée particulièrement chaude, profitant de l’absence de nombreux députés et devant un auditoire acquis à sa cause Bourguiba faisait voter à la hâte:
- la destitution de la monarchie ;
- la proclamation de la république ;
- il se fait ensuite «élire» président.
Un régime autocratique était donc né en Tunisie et, le pouvoir était désormais entièrement à la merci d’un seul homme. Celui-ci vite dériva vers une dictature avec tous ses corollaires (culte de la personnalité, répression, corruption, injustice…). Le peuple se fit volé sa victoire fruit de sa lutte pour l’indépendance. Les espoirs et l’engouement des tunisiens s’estompèrent vite.
Le bey, déclaré simple citoyen, fut aussitôt arrêté ainsi que ses proches. Ils furent assignés à résidence à la Manouba. En août, les biens de sa famille étaient confisqués par l'État. Les Husseinites sombrèrent dans l’oubli, et, pour beaucoup, dans la pauvreté. L’épouse du bey resta handicapée à cause des mauvais traitements voire aux tortures qu’elle aurait subies.
Voilà comment furent traités de manière inhumaine et impitoyable les acteurs  qui ont marqué bon gré mal gré l’histoire de notre pays pendant 350 ans. Comme le seront d’ailleurs traités plus tard les opposants ou les réfractaires à la doctrine bourguibienne. C’est un système autocratique et répressif qui s’édifiera progressivement et perdurera pendant 55 longues années.  
Les premières années du règne de Bourguiba commencèrent d’abord par la chasse aux opposants et surtout par l’épuration du mouvement de Salah Ben Youssef, des dizaines voire des centaines de morts jonchèrent les rues de la capitale et des autres villes. Jusqu’à la liquidation de leur chef le 12 août 1961.

Que pense Bourguiba du peuple tunisien ?
«Il n’a pas les aptitudes nécessaires à la compréhension des affaires de l’Etat, ni même un discernement suffisant pour choisir des hommes capables de remplir leur mission.»
Le masque était tombé! Le peuple tunisien qui avait montré sa capacité à défendre courageusement sa dignité, se retrouvait être méprisé, relégué à être servile et surtout infantilisé par un «combattant suprême» omniprésent.