Entretien avec Dr. Horst-Wolfram Kerll, l'ancien Ambassadeur d'Allemagne en Tunisie, à propos des perspectives ouvertes par les législatives tunisiennes d'octobre 2014.
Propos recueillis par Imed Bahri
Kapitalis : Vous avez été ambassadeur de votre pays en Tunisie de 2007 à 2012. Et vous y avez vécu trois élections, en 2009, 2011 et 2014. Quelles étaient vos impressions?
Dr. Horst-Wolfram Kerll : D'abord, il faut que ce soit clair qu'en tant qu'ambassadeur allemand à la retraite, je ne parle qu'à titre personnel.
Ne parlons plus des soi-disant «élections» de 2009 sous l'ancien régime répressif et violant substantiellement les droits de l'homme et du peuple tunisien; elles étaient fake, une farce à oublier.
Ce n'est pas le cas des premières élections libres et démocratiques que j'ai eu la chance et l'honneur d'observer à Tunis, en 2011. Je compare souvent ces élections à celles organisées en Afrique du Sud, en 1994, que j'ai pu suivre en tant qu'observateur des Nations Unis.
La situation des deux pays est certes différente, mais d'une certaine manière aussi semblable. Car il y avait en Afrique du Sud un système corrompu, raciste et qui violait les droits des citoyens noirs, représentant la grande majorité du peuple sud-africain. Comparables étaient aussi d'ailleurs l'euphorie des deux peuples le jour du vote et, malheureusement aussi, leur déception durant les années suivantes.
Ces deux évènements restent des situations et des expériences extraordinaires dans ma vie de diplomate allemand.
Certes, la révolution paisible de décembre 2010/janvier 2011 et les élections libres de 2011 et 2014 me rappellent, dans l'histoire récente de l'Allemagne, un autre tournant historique: la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989.
Et comment vous avez vu les législatives tunisiennes du 26 octobre 2014?
Je suis venu en Tunisie à l'invitation du président de l'Instance des élections (Isie), et comme je l'ai fait à mes propres frais, je suis encore resté une semaine de plus comme touriste pour faire du sport à Hammamet, région touristique merveilleuse, comme tant d'autres endroits en Tunisie.
Quant aux élections, je peux confirmer les bonnes impressions de tous les autres observateurs internationaux, après ma visite de 17 bureaux de vote, surtout dans le Cap Bon et les quartiers pauvres (y compris «Chicago») dans la banlieue de Tunis.
J'ai trouvé partout une ambiance calme. Tout était bien organisé et les procédures étaient suivies avec sérénité et responsabilité. Les files d'attente étaient, en général, plus courtes qu'attendu, en raison, je pense, du nombre limité d'électeurs par bureau de vote et de l'augmentation du nombre des bureaux par rapport à 2011.
L'atmosphère m'a semblé, tout de même, moins euphorique et joyeuse que lors des élections de 2011. Je n'ai vu, personnellement, aucune violation flagrante de la loi ou des procédures électorales. J'ai cependant constaté quelques problèmes de logistique, concernant notamment l'accréditation des observateurs, nationaux et internationaux, mais, d'après mes propres observations, ces problèmes n'ont pas affecté le bon déroulement des élections le jour du scrutin.
Quelle est votre évaluation du résultat des élections de 2014?
En tant qu'observateur étranger, je dois rester neutre, d'autant que le processus électoral est encore en cours, avec la campagne pour la présidentielle du 23 novembre 2014. Vous comprenez, donc, que je ne puisse répondre à cette question.
Mais ayant travaillé sur place pendant 5 ans, ayant voyagé beaucoup en Tunisie, très souvent dans les régions montagneuses défavorisées de l'ouest, mais aussi dans le sud, et souvent en plein désert, et connaissant un peu la mentalité des Tunisiennes et des Tunisiens, je me permets quand-même d'émettre un avis personnel.
Avant tout, je ne veux pas manquer de féliciter le peuple tunisien pour la tenue de ce scrutin remarquable, paisible, démocratique et exemplaire dans le monde arabe.
Le peuple tunisien a prouvé, une fois de plus, sa capacité d'établir une vraie démocratie dans un pays arabe, la seule que je vois malheureusement pour l'instant dans cette région.
Le plus important, après l'élection présidentielle, sera, à mon avis, de continuer sur la voie sage du dialogue, de veiller à l'unité nationale et, surtout, d'associer des partis et des groupes différents au processus de formation du nouveau gouvernement.
C'est cette démarche consensuelle qui a sauvé, jusque-là, le pays et garanti une transition démocratique relativement paisible, à la différence de ce qui se passe dans d'autres pays arabes.
Quant aux priorités du nouveau gouvernement, il faudrait, je pense, toujours se souvenir des revendications clés de la révolution: liberté, dignité et emploi. Le premier pas est fait, reste à établir et à garantir la sécurité et à lancer, le plus tôt possible, des projets économiques et sociaux, y compris et surtout dans les régions défavorisées et pour la jeunesse, pour que la révolution soit un succès réel et durable pour toutes les Tunisiennes et les Tunisiens.
Dans cette voie, il n'y a aucun doute, l'Allemagne restera aux côtés de la Tunisie.
Que conseillez-vous d'autre aux Tunisiens?
Franchement, je ne voudrais pas passer pour un conseiller. Mais, en tant qu'ami du peuple tunisien, je me permets seulement de lui dire que c'est lui, aujourd'hui, plus que jamais, qui tient son sort dans ses propres mains. C'est pour cela que je n'ai pas compris la grande abstention des jeunes lors des premières élections libres en 2011 et 2014. Cela dit, les Tunisiennes et les Tunisiens doivent choisir eux-mêmes leur chemin vers une démocratie authentique, sans conseil de l'étranger.
Si vous permettez, je voudrais terminer par une remarque inspirée par l'expérience de l'Allemagne : comme dans d'autres démocraties du Nord ou de l'Ouest, surtout dans des situations de grande concentration des pouvoirs, le système de «checks and balances» et du contrôle du pouvoir est important, l'opposition est partie intégrante de notre démocratie et, dans des temps difficiles et pour lancer des grands programmes, une grande majorité gouvernementale est très utile et parfois salutaire.
À l'heure actuelle, il y a une grande coalition en Allemagne. Pour le bien d'un pays et de son peuple, en cas de nécessité, les adversaires politiques peuvent et doivent s'embrasser, mêmes sans amour, ou, en tout cas, collaborer pour le bien de tous.
Je n'ai jamais perdu mon optimisme quant au bon déroulement d'une révolution pacifique dans votre pays, à l'établissement d'une démocratie en Tunisie et à un meilleur avenir politique, économique et social pour le peuple tunisien.
En continuant sur le chemin qu'elle s'est tracée, la Tunisie réussira, grâce surtout à la collaboration de toutes ses forces démocratiques. L'Allemagne, l'Europe et d'autres pays la soutiendraient si elle le demande et dans la mesure possible !
Quel bonheur de voir s'installer prochainement le premier parlement tunisien librement élu et marquer la naissance de la première démocratie arabe. La Tunisie tient son avenir dans sa main.
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