Avec leur cuisante défaite aux législatives, les islamistes d'Ennahdha ont décidé de faire profil bas et de se faire un peu oublier. Assiste-t-on à la fin de l'islam politique?
Par Moncef Dhambri
Il a fallu à la montagne nahdhaouie plus d'une quinzaine de jours pour accoucher d'une souris: un long suspens pour que son Conseil de la Choura dise à ses troupes de voter comme ils l'entendent. Cette timidité, inhabituelle, des islamistes est le signe indéniable d'un affaiblissement et, peut-être même, d'un retour à la... clandestinité.
Depuis le jour où les dates des scrutins législatif et présidentiel ont été fixées, les Nahdhaouis ont montré un intérêt très distant pour la course au Palais de Carthage. Ils avaient, tout le long de la confection de la nouvelle constitution, pris les soins les plus malins d'élaguer au maximum l'arbre présidentiel pour ne lui laisser que quelques courtes branches pour la figuration. Une présidence ainsi dénudée et aux prérogatives aussi réduites ne pouvait plus représenter le moindre intérêt pour l'ogre islamiste qui ne fonctionnait que pour ses visées législatives.
Désormais, avons-nous compris, c'est au Palais du Bardo que tout se jouera: c'est là que les représentants du peuple choisiront le maître de leurs débats, qu'ils feront les lois du pays et qu'ils éliront le chef du prochain gouvernement.
A Carthage, nous a-t-on expliqué, rien de bien important ne se passera: là-bas, le locataire pourra meubler ses jours à contempler la belle Baie de Tunis et s'assurer que les dorures du palais sont bien astiquées...
Se réserver au gros législatif
Souvenons-nous des premiers débats postrévolutionnaires auxquels la moyenne des Tunisiens ne comprenait que peu de choses: quel régime politique servira le mieux notre 14 janvier 2011? Serait-ce un régime parlementaire, un régime présidentiel ou un régime mixte?
Nos élus du 23 octobre 2011 nous ont donc «taillé» la Constitution du 26 janvier 2014, «la meilleure constitution au monde», nous la portons aujourd'hui et nous ferons avec.
C'est donc autour de cette thèse que Rached Ghannouchi et les autres têtes pensantes de Montplaisir organiseront leur stratégie de conquête du pouvoir et la réalisation de leur dessein d'islamisation du pays. Ennahdha, qui a cédé le pouvoir à l'équipe de technocrates conduite par Mehdi Jomaâ, s'est ainsi concentré sur le gros lot législatif et a laissé «les miettes» présidentielles à ceux que cela pouvait intéresser.
L'on a cru comprendre pendant de très longs mois, alors que les islamistes se préparaient à la bataille des législatives, qu'Ennahdha n'accordait qu'une importance minime à l'issue de la présidentielle du 23 novembre 2014. Tout, ou presque, se construisait à Montplaisir autour de cette idée principale des élections parlementaires, de la victoire aux législatives, celle qui accorderait aux «femmes et hommes qui sont honnêtes et qui craignent Dieu» un mandat quinquennal et qui validerait une bonne fois pour toutes la théorie de l'«islamo-démocratisme» nahdhaoui.
Il n'en fut rien de tout cela. Le 26 octobre, Ennahdha a essuyé un cuisant échec. A lui seul, si l'on considère le scrutin de l'Assemblée nationale constituante (ANC) comme étant une référence, le parti islamiste a perdu une vingtaine de sièges – soit plus de 22% de ce dont il a disposé au sein de la Constituante.
Ne minimisons pas cette défaite: il ne s'agit pas tout simplement d'une usure du pouvoir ou d'un vote-sanction. Bien au contraire, il s'agit d'une prise de conscience de l'électorat, de la réussite de l'offensive nidaïste et d'un «massacre» d'Ennahdha.
Si l'on complète le tableau des pertes des candidats nahdhaouis aux législatives par celles de leurs associés d'Ettakatol et du Congrès pour la République (CpR), l'on se rend alors compte de l'étendue de cette déroute: la triple alliance qui a gouverné le pays pendant trois «éternelles» années a perdu un total de 65 sièges, soit plus 47% de ce qu'elle détenait au sein de l'ANC.
Profil bas
Laissons de côté les salamalecs des Nahdhaouis battus qui félicitent les vainqueurs de Nida Tounes, car le fair-play des islamistes est une denrée qui n'a de «valeur» que pour la consommation étrangère. C'est aux chancelleries occidentales que Rached Ghannouchi et ses disciples souhaitent faire avaler la couleuvre de l'«islamo-démocratisme» qui accepte l'alternance au pouvoir...
Les bonnes manières de gentlemen que les dirigeants nahdhaouis affichent ont une signification toute autre. Avec la déconfiture du 26 octobre en travers de la gorge, les islamistes ont décidé de faire profil bas, de se faire oublier et essaient de faire oublier la faillite des législatives.
Jouer une carte au scrutin du 23 novembre aurait fait participer Ennahdha à une 2e mi-temps qui est perdue d'avance. Ainsi, deux échecs électoraux en l'espace d'un court mois auraient détruit la crédibilité politique moyenne dont les islamistes jouissent encore.
Le Conseil de la Choura a donc décidé de ne pas s'engager publiquement dans la bataille présidentielle et de ne pas donner de consigne de vote à ses militants et ses électeurs. On est loin, bien loin, de l'arrogance à laquelle Ennahdha nous a habitués: son initiative de candidat consensuel ayant échoué, il se contente à présent d'assister en spectateur de la course au Palais de Carthage.
Cette neutralité nahdhaouie, nous dit-on, pourrait lui permettre de mieux négocier la partie qui se jouera au lendemain de l'annonce définitive des résultats des scrutins législatif et présidentiel.
Non, il n'y aura rien à négocier. Il ne devrait y avoir aucun marchandage à faire avec les islamistes. Ennahdha, avec sa soixante-dizaine de sièges au prochain parlement, soit 31% du nombre des représentants du peuple, n'est plus en réalité qu'un poids moyen qui peut gêner, certes, mais que l'on peut contourner. Une loi et un budget de gouvernement bien dosés, savamment préparés et intelligemment présentés récolteront facilement les voix parlementaires nécessaires pour leur adoption. Tout pourrait se passer, donc, sans les islamistes – ou malgré eux.
C'est à Nida Tounes de démontrer qu'il a mérité la double confiance (législative et présidentielle) placée en lui, qu'il est un parti de gouvernement et qu'il a un programme pour gouverner. Le chef du gouvernement nidaïste et Béji Caïd Essebsi (ainsi que nous le pronostiquons!) seront jugés, pendant les cinq prochaines années, sur ce qu'ils seront capables de réaliser et leurs compétences. Et, à chaque point que ce tandem marquera, l'éventuel retour d'Ennahdha au pouvoir s'éloignera encore plus, les jihadistes, les wahhabites et les salafistes – tous des «enfants» de Rached Ghannouchi – comprendront qu'ils n'auront plus aucun traitement de faveur en Tunisie et le 14 janvier 2011 redeviendra le printemps que nous avons souhaité qu'il soit pour nos jeunes et notre pays.
Tout, donc, pourrait se construire sans Ennahdha. Et son absence, son anonymat et son silence ne constitueront pas une perte pour le pays.
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