A présent que la poussière du 1er tour de la présidentielle est retombée, la vérité s'impose que le 2e sera plus serré que prévu entre MM. Caïd Essebsi et Marzouki.
Par Moncef Dhambri
Mardi 25 novembre 2014, l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) nous a livré le secret entier des urnes du 23 novembre: Béji Caïd Essebsi (BCE) a devancé Moncef Marzouki d'une tête plus courte que ce que les sondages avaient annoncé le soir du scrutin, à la sortie des bureaux de vote, et le total des voix laissées aux trois premiers de leurs poursuivants se monte à une vingtaine de points de pourcentage. Les 22 autres candidats, avec leurs scores infimes, n'auront fait que de la figuration...
L'écart des 6% n'est pas insurmontable
L'on est donc loin, très loin, d'un passage facile, dès le 1er tour, de BCE ou même d'un avantage confortable pour le président de Nida Tounes qui lui aurait permis d'aborder le 2e avec plus de sérénité.
A présent, il est clair que les Nidaïstes devront revoir tous leurs comptes et inventer une meilleure stratégie pour convaincre, mobiliser et dissiper certains malentendus sérieux. Leur tâche ne sera pas facile et Moncef Marzouki peut, encore, créer la surprise.
Tout au long de la campagne du 1er tour, une certaine analyse s'est bercée de l'illusion que le bilan «catastrophique» de celui que l'on surnomme «tartour» (marionnette) pouvait suffire pour que le populaire BCE rafle la mise présidentielle. Le bon score de Nida Tounes aux législatives a pu laisser croire que rien ne pourra arrêter la vague du Palmier nidaïste et qu'aucun pouvoir n'échappera au parti de «Bajbouj».
Ce scénario d'un Ennahdha remis à sa place, d'un Ettakatol gommé, d'un Congrès pour la République (CpR) quasiment éliminé et qu'il ne restait plus à BCE qu'à planter le dernier clou dans le cercueil de la Troïka, tout cela était, dans une très large mesure, une construction de l'esprit.
Certes, les islamistes occuperont la seconde position au sein du prochain parlement, mais ils ne seront pas totalement réduits au silence pour autant. Ils continuent, et continueront encore, avec leurs 69 députés et leurs autres atouts nombreux, à jouer les premiers rôles – par leur association au pouvoir ou par leur obstruction, s'ils choisissent de camper dans l'opposition.
Si la dernière page de la carrière politique de Mustapha Ben Jaâfar et celle de son Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL, Ettakatol) ont été définitivement écrites et qu'elles sont bel et bien tournées, Moncef Marzouki et son CpR peuvent encore espérer rédiger quelques autres pages de l'histoire de la Tunisie postrévolutionnaire et même caresser l'ambition de noircir d'autres chapitres entiers.
Telle est donc la certitude la plus évidente qui ressort du 1er tour de la présidentielle: l'écart de 6% qui sépare BCE et Moncef Marzouki n'est pas insurmontable –et on est bien loin des estimations immédiates publiées par les instituts de sondage à la sortie des urnes et leurs 15 ou 20% d'écart, voire de cette prévision que tout le jeu du scrutin présidentiel pouvait se jouer en un seul tour.
Aujourd'hui, il paraît tout à fait plausible que le président sortant puisse rattraper cette différence de 6 points de pourcentage par la simple opération du report des voix de Hachemi El-Hamdi sur son nom, au second tour. Et, en cela, il n'y aura rien d'anormal ou d'étonnant: les présidents du CpR et du Courant Al-Mahaba tiennent à peu près un discours populiste similaire et ils puisent tous deux dans un même groupe électoral. Les petites nuances qui peuvent encore les distinguer ne comptent plus à présent, puisqu'il s'agit pour eux d'empêcher, à tout prix, Nida Tounes de mettre la main sur la deuxième branche de l'exécutif.
Les imprévisibles électorats frontiste et Upliste
Les dirigeants du Courant d'Al-Mahaba vont très probablement donner ordre à leurs troupes de voter massivement pour Moncef Marzouki. Ces 5,75% de M. El-Hamdi étant acquis, le candidat du CpR passera ensuite à une offensive sur les terrains moins certains des électorats du Front populaire (FP) et de l'Union patriotique libre (UPL).
Les 14% des voix qui se sont portées, au 1er tour, sur les noms de Hamma Hammami et Slim Riahi restent, pour le moins, imprévisibles. En effet, ces deux électorats semblent être, théoriquement, à «égale distance» de Moncef Marzouki et de BCE et seraient donc aussi facilement prenables par l'un comme par l'autre.
A priori, rien ne peut empêcher le candidat Cpriste de revendiquer, comme il l'a fait immédiatement dès le soir du 23 novembre, son appartenance au même «courant démocratique» que Hamma Hammami, ni d'avoir souffert, comme ce dernier, d'exactions, d'emprisonnements et autres formes de répression sous les régimes de Bourguiba et Ben Ali.
L'électorat de M. Hammami aura du mal, dans pareilles circonstances, à faire la différence entre son leader et le président du CpR, le très célèbre droit-de-l'hommiste. Les frontistes, ou certains d'entre eux, pourraient même oublier que Moncef Marzouki est devenu «méconnaissable» à partir du jour où il a pactisé avec Ennahdha, élu domicile au Palais de Carthage et collectionné les erreurs et les échecs.
De plus, la famille frontiste – une bonne dizaine de formations politiques et d'associations – est tellement disparate qu'il serait possible à Moncef Marzouki de s'attirer la sympathie de quelques sensibilités dans les rangs du FP et de puiser dans ce vivier un certain soutien. Ainsi, même dans le cas où des consignes claires et fermes seront données par M. Hammami à ses électeurs de voter pour BCE, il y aurait toujours quelques réfractaires frontistes qui décideraient de n'en faire qu'à leur tête et d'associer leur combat à celui du président sortant.
Certains frontistes «puristes» seraient peut-être même tentés de renvoyer dos-à-dos BCE et Marzouki et de choisir tout simplement l'abstention.
Autant dire, donc, que la pêche aux voix frontistes ne sera pas nécessairement une partie facile pour M. Caïd Essebsi dont la simple évocation de son nom fait remonter à la surface certaines pages «peu glorieuses» du Parti destourien et du RCD...
Il y aurait même lieu d'affirmer que des soutiens venant d'hommes comme Hamed Karoui, Kamel Morjane et Mondher Zenaïdi – entre autres figures des anciens régimes – peuvent brouiller encore plus les cartes pour le président du Nida et rendre quasi-impossible le report «logique» des voix frontistes sur sa candidature, au second tour.
Ennahdha mettra les bouchées doubles
L'UPL, l'autre électorat que les deux compétiteurs du 2e tour s'échineront à courtiser, est une formation politique «née de la dernière pluie», montée de toutes pièces et où le minimum de contenu idéologique est presqu'inexistant. «Populaires et jeunes», ainsi que nous les décrivent la majorité des observateurs, les 181.000 électeurs qui ont voté pour Slim Riahi peuvent, en l'absence de leur «idole» au second tour, choisir soit de ne pas se déranger, de s'abstenir, ou d'accorder leur soutien à un populiste aussi fantaisiste que leur «Belusconi tunisien», à savoir Moncef Marzouki. Ce dernier se trouverait, donc, sur un terrain Upliste acquis à sa cause et où ses chances sont très sérieuses.
L'incontournable Ennahdha, l'autre carte-maîtresse du candidat Cpriste, pèsera, à n'en pas douter, de tout son poids dans le déroulement de ce second tour de la présidentielle. Les disciples de Rached Ghannouchi mettront sans doute les bouchées doubles afin que M. Marzouki fasse le plein des voix islamistes et pourraient même ratisser encore plus large pour convaincre les électeurs égarés, indécis ou déçus et barrer ainsi la route à BCE.
Nous assisterons, très certainement, à des prises de position nahdhaouies plus franches en faveur de la candidature de M. Marzouki. Aux yeux des stratèges de Montplaisir, l'allié Cpriste n'a pas déçu – bien au contraire, il a réalisé un bon score au 1er tour et aura donc mérité la confiance que les «islamo-démocrates» ont placée en lui.
Encore plus soutenu (et ouvertement, cette fois-ci!), encore mieux orienté et encore plus «audacieux» dans ses attaques contre M. Caïd Essebsi, le président du CpR pourrait inverser la tendance, grappiller les quelques points de retard, arracher le second tour et priver Nida Tounes du Palais de Carthage.
Autre détail d'importance: nous pouvons parier que la «boule de nerfs» qu'est Moncef Marzouki (69 ans) couvrira, durant ce deuxième round de la présidentielle, plus de kilomètres à sillonner le pays, à présider des meetings et à faire des discours. Il administrera ainsi la preuve que, physiquement, il est plus apte que M. Caïd Essebsi (88 ans) à occuper la fonction de chef de l'Etat.
En somme, sur tant de terrains, la tâche de BCE sera ardue. Sur tous ces terrains, les progressistes, les modernistes et les véritables démocrates vont devoir faire montre d'ingéniosité et d'une plus grande détermination à sauver la Révolution pour ne pas regretter, pendant les 5 prochaines années, d'avoir trop «pinaillé» sur les petites – ou grandes – différences qui les séparent M. Caïd Essebsi.
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