Kapitalis publie en exclusivité des extraits de l’ouvrage ‘‘Dictateurs en sursis’’ de Moncef Marzouki, entretien avec Vincent Geisser, co-édité chez Cérès, qui sort aujourd’hui en librairie.
Vincent Geisser: A quel moment de votre parcours militant et professionnel, avez-vous découvert le «phénomène islamiste»?
Moncef Marzouki: J’ai découvert l’islamisme dans les années 1970 à mon retour en Tunisie. Je n’en croyais pas mes yeux de voir se développer un phénomène que je croyais totalement éteint: c’était le retour pur et simple au XIXe siècle, de la mauvaise herbe difficile à déraciner. Je vivais cette résurgence passéiste comme un défi pour les idéaux démocratiques que je défendais.
Un phénomène nouveau, incompréhensible et inquiétant.
Plus concrètement, comment s’est opérée cette prise de conscience du phénomène islamiste? Quels sont les faits qui vous ont marqué?
Même si cela peut surprendre, ce qui m’a le plus marqué est le retour d’un certain discours islamiste dans la presse, y compris dans les journaux proches du régime. Il ne faut jamais oublier que l’islamisme a été le «serpent» nourri par le pouvoir qui cherchait des contre-feux aux mouvements inspirés par la gauche et le nationalisme arabe. Sans qu’on puisse à proprement parler de collaboration, le régime a laissé s’implanter les premiers embryons islamistes dans les universités, et aussi dans les mosquées.
En 1979, l’un de mes amis m’a conseillé de me rendre dans une mosquée de la vieille ville de Tunis, la mosquée Saheb Ettaba, pour entendre le discours d’un nouveau prêcheur, dont le nom m’échappe. J’en suis sorti horrifié. Cela n’avait rien à voir avec un prêche religieux. C’était un discours politique antisémite, raciste qui affirmait que tous les malheurs que nous vivions dans le monde arabe étaient dus aux Juifs. C’était pour moi un phénomène nouveau, incompréhensible et inquiétant.
L’université divisée entre islamistes et gauchistes
Dans vos activités professionnelles à la faculté de médecine, remarquiez-vous ce développement de l’islamisme ?
Oui, j’avais remarqué la présence de deux syndicats étudiants, l’un de gauche, l’autre islamiste, ce qui était une nouveauté dans le paysage universitaire tunisien qui était traditionnellement dominé par une organisation unique, l’Union générale des étudiants tunisiens (Uget). Il y avait en permanence des affrontements entre les deux factions, islamistes et gauchistes. Dans la rue, le voile islamique commençait à se répandre.
Sur ce plan, les situations sont contrastées selon les pays arabes. En Egypte, par exemple, le mouvement islamiste n’a jamais cessé. Il faut dire qu’il existe depuis 1928, qu’il a imprégné de proche en proche et de haut en bas les couches de la société égyptienne. Ni les Britanniques, ni la monarchie, ni Nasser, n’ont réussi à éradiquer ce mouvement à la fois religieux et politique. Sadate a essayé de récupérer leur discours, mais en vain. Sa paix unilatérale avec Israël a enlevé toute valeur à sa religiosité un peu trop marquée, qui ne l’a pas empêché d’être assassiné par des groupes islamistes dissidents et résolument partisans de la violence. Moubarak a navigué entre leur répression et leur instrumentalisation, en les laissant notamment avoir de nombreux députés.
Rien de tout cela en Tunisie. Dès 1956, Bourguiba avait instauré un Code du statut personnel (Csp) quasi révolutionnaire et balayé tout l’héritage de la prestigieuse université islamique de la Zitouna, l’équivalent d’Al Azhar au Caire et d’Al Qaraouine à Fès. La Tunisie semblait irrémédiablement mise sur le chemin d’une laïcisation «à la turque». Aussi, avions-nous plutôt le sentiment de vivre la résurgence d’un phénomène ancien, après une éclipse de plusieurs décennies.
En vous écoutant, on a le sentiment que vous étiez effrayé par le phénomène islamiste.
En effet, je dois l’avouer: j’avais une réaction à la fois d’effroi et de rejet. Je voyais l’islamisme comme une régression totalement incompréhensible. Plus tard, j’ai même ressenti une certaine menace. Au début des années 1980, j’ai rédigé pour la presse un article contre un islamiste, Hamid Enneifer. Il remettait en cause le Code du statut personnel (Csp) qui a donné aux femmes tunisiennes des droits considérés à l’époque comme avancé s par rapport à ceux des autres pays arabes: l’interdiction de la polygamie, l’instauration du mariage civil et le remplacement de la répudiation par le divorce. Le texte, paru dans le journal populaire ‘‘Essabah’’ (Le Matin), s’intitulait «En défense de Myriam et Nadia » – mes deux filles. Je disais en substance: «Si cet islamiste accepte par fidélité à la Charia que le témoignage de sa mère devant un tribunal vaut la moitié de celui d’un bizness [voyou] d’El Kantaoui puisque telle est la règle c’est son affaire! Mais, moi je persiste à croire que le témoignage de la mienne vaut celui de mille délinquants aussi mâles soient-ils!» A posteriori, je reconnais que mon article était très virulent mais il fallait s’opposer fermement à toute tentative de remise en cause du principe d’égalité entre les sexes.
Apprivoiser » les islamistes?
Sur le plan politique, à quand remonte vos contacts officiels avec le mouvement islamiste?
J’ai découvert les islamistes comme interlocuteurs au sein de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (Ltdh). Il faut se rappeler qu’à l’époque, la Ltdh jouait le rôle de «parlement de la société civile». Fait unique dans le monde arabe, toutes les tendances politiques y étaient représentées, y compris les islamistes. Avec l’un deux, Sahoun El Jouhri, j’ai eu des relations tendues. J’étais loin d’imaginer que cet homme allait être torturé et mourir d’un cancer de l’estomac en prison dans les pires conditions et que je serai longtemps hanté par son calvaire. Le conflit avait pour objet le contenu de la Charte de la Ligue.
En 1984, nous avions décidé d’affirmer clairement nos principes et nos valeurs. Or, les islamistes ligueurs, dont il était le représentant au comité directeur, refusaient de reconnaître la Déclaration universelle de 1948 pour quatre raisons principales: le droit pour une musulmane d’épouser un non-musulman, le droit de changer de religion, l’interdiction de la peine de mort et la reconnaissance d’enfants nés hors mariage, toutes choses contraires à une interprétation littérale du Coran. Après des discussions houleuses, nous avons fini par trouver un terrain d’entente. J’ai proposé une formulation du préambule de la Charte de la Ligue qui fasse référence à la fois à la Déclaration universelle, aux «traditions libérales de l’islam» et aussi à la Constitution de la République tunisienne.
C’est ainsi que nous avons trouvé un moyen terme qui a permis à la Ligue de devenir ce lieu de rencontre fructueux entre laïques et islamistes, afin de mieux débattre et dégager des compromis.
Aujourd’hui, vous êtes plutôt perçu comme un «proche» des islamistes. Certains militants de la gauche laïque vous accusent même de faire ouvertement le jeu des partisans de l’islam politique. A l’époque, vous étiez, au contraire, ce que nous pourrions appeler un «éradicateur», l’un des porte- drapeaux de l’anti-islamisme. N’est-ce pas un retournement surprenant?
Certes, je combattais politiquement et idéologiquement les islamistes mais je considérais qu’ils avaient le droit d’exister et de s’exprimer sur la scène politique. Je n’ai jamais été un partisan de l’interdiction et de l’éradication des islamistes, contrairement à certains «démocrates» algériens, par exemple. Les islamistes font partie du spectre politique du monde arabe. Nous devons donc les accepter. La démocratie, c’est la pluralité. Il me paraît totalement incohérent d’interdire et d’exclure les islamistes au nom de la démocratie. C’est une contradiction que j’ai dénoncée dès les premiers moments de mon engagement politique.
Les islamistes tunisiens étaient bel et bien obligés d’admettre que je ne tenais pas de double discours: je les combattais sur le plan des idées, mais je revendiquais simultanément leur intégration dans le jeu politique. Avec la répression, la situation a totalement changé. Alors que beaucoup de mes camarades de la gauche laïque étaient réticents à les défendre, je n’ai pas hésité une seule seconde à dénoncer la répression féroce qu’ils subissaient. J’étais le représentant de tout un courant démocratique attaché par-dessus tout au respect des libertés fondamentales et cela a beaucoup aidé les modérés dans le camp islamiste. Contrairement aux islamistes algériens du Fis qui ont basculé dans le terrorisme, les islamistes tunisiens se sentaient soutenus par les «démocrates» et les «progressistes», facilitant ainsi leur intégration au mouvement démocratique. Cela a eu incontestablement des effets bénéfiques pour la constitution d’un «front anti-dictature» en vue de reconstruire un jour un Etat démocratique.
Le compromis des «démocrates» avec le régime
Quand vous dites «Nous, les démocrates», cela concerne tous les opposants indépendants? N’y a-t-il pas quelques-uns de ces «démocrates» qui ont été tentés de sacrifier les islamistes sur l’autel du compromis avec le régime ?
Si, bien sûr, il existait une tendance proche du régime (Mohamed Charfi, et Khemaïs Ksila) qui disait en substance: «On ne va pas casser la Ligue des droits de l’Homme pour sauver les islamistes!» Cette tendance a préféré se taire, fermant volontairement les yeux sur la répression et la torture. Elle a clairement appelé à collaborer avec le régime, de telle sorte qu’elle nous a chassés de la direction de la Ligue, nous accusant d’être irresponsables et de saborder l’organisation. Nous défendions le principe d’égalité des citoyens, sans faire de distinction entre «islamistes» et «non-islamistes».
Le plus cocasse dans l’affaire, c’est le sort qu’a réservé la dictature à ses zélés serviteurs. Après les avoir utilisés, elle les a jetés comme des mouchoirs en papier. Transiger avec les principes, surtout quand on a des malfrats en face, est une opération encore plus risquée que de choisir la résistance.
Et aujourd’hui, comment vous positionnez-vous à l’égard de l’islam politique, en général, et des islamistes, en particulier? Considérez-vous toujours les islamistes comme des «rétrogrades» et des «obscurantistes»?
Ma position a bien sûr évolué au fil du temps. Je reste très critique sur l’islamisme, c’est-à -dire sur le danger d’asseoir une politique, par essence critiquable, sur une idéologie dont le fondement divin se place par essence, selon ses partisans, hors du champ de la critique. Mais la démocratie est l’organisation de la compétition et de la guerre symbolique entre des adversaires réels. C’est tout le contraire de la gestion politique des dictatures arabes qui en sont actuellement à trafiquer la démocratie en excluant de leur «cirque» électoral les vrais adversaires et en faisant se «battre» leurs compères...
On me pose fréquemment cette question: «Aurait-il fallu alors laisser le Front islamique de salut (Fis) gouverner en Algérie?» Ma réponse est sans ambiguïté: «Oui!» On aurait dû laisser le Fis gouverner. On aurait pu constater toute son incompétence et le remplacer après une législature. En cas d’installation d’une dictature, il aurait pu être évincé par l’armée ou la rue. On aurait sans doute connu des troubles, mais évité le bain de sang qui a endeuillé l’Algérie. Certes, j’admets que ce choix est risqué. Mais ne pas l’assumer, c’est prendre un risque encore plus important: la stagnation permanente sous la dictature. Interrompre le processus électoral a été la pire des solutions, comme aujourd’hui ne pas reconnaître le Hamas palestinien pourtant élu démocratiquement.
Le «risque islamiste» ne doit pas nous condamner à vivre jusqu’à la fin de nos jours sous des régimes tyranniques. Si des élections pluralistes doivent nous conduire dans un premier temps à vivre sous un gouvernement islamiste, nous devons l’accepter. C’est un pari sur l’avenir bien plus fort que celui qui consisterait à pérenniser les dictatures corrompues. De plus, c’est aussi idiot de confondre Ben Laden et Erdogan, le premier ministre turc, que d’assimiler Pol Pot et Dubcek, l’artisan du printemps de Prague en 1968, sous prétexte que les deux étaient communistes. On ne peut réduire l’islamisme à une sorte de bloc monolithique.
* Extrait de ‘‘Dictateurs en sursis’’, de Moncef Marzouki, entretien avec Vincent Geisser ; p. 80-p 85 ; Cérès éditions, Tunis 2011.