Après une conférence de presse à Paris aux côtés de Michèle Alliot-Marie et un passage sur Nessma TV, qui n’ont pas convaincu les Tunisiens, le ministre des Affaires étrangères se confie à Kapitalis. Entretien réalisé par Ridha Kéfi.
Kapitalis : Comment définissez-vous la situation actuelle en Tunisie?
Ahmed Abderraouf Ounaies: Il y a un désordre dans l’intelligibilité de ce que nous vivons. Pour s’élever à un discours politique national, il faut une clarification. A chaque fois que la Tunisie est en crise, la réponse du centre politique a toujours été cohérente et largement diffusée. C’est ainsi qu’il peut fédérer les intelligences.
Or, actuellement, il y a une dispersion du discours politique. Ce n’est pas un facteur propice au retour au calme et à la stabilité. Il faut que les choses s’ordonnent sur les quelques clés autour desquelles notre conscience s’accorde.
Quelles sont ces clés?
La science de l’histoire nous apprend que la révolution est conduite par un noyau pensant et actif qui réussit à soulever le peuple pour prendre le pouvoir et mettre en œuvre la doctrine ou l’idéologie au nom de laquelle il agit.
La révolution renverse l’institution, dresse des tribunaux révolutionnaires et instaure un pouvoir autoritaire et dogmatique. Cela finit dans le sang.
La révolution populaire tunisienne n’a pas été suscitée par un groupe pensant et dogmatique au nom d’une doctrine ou d’une idéologie. Si elle a réussi, c’est grâce à un gouvernement d’union nationale qui occupe le centre de la scène politique.
Ce gouvernement a été installé conformément à la lettre et à l’esprit de la constitution. Les responsables des violations et des abus commis sous l’ancien régime ont été transférés devant les tribunaux ordinaires, qui ne sont ni d’exception ni révolutionnaires. Les personnes arrêtées et détenues ont fait l’objet d’une communication du ministre de la Justice. Ceux qui sont en fuite ont été inculpés par des magistrats et ont fait l’objet de mandat d’arrêt international. Le délégué régional du Comité international de la Croix rouge (Cicr) a été autorisé à se rendre visite aux prisons tunisiennes sinistrées et aux détenus faisant objet de poursuites.
Des mesures ont également été prises pour garantir la liberté d’expression, lever la censure sur les médias et sur Internet, libérer les prisonniers d’opinion, adopter la loi d’amnistie générale, délivrer des passeports nationaux à tout citoyen tunisien quels que soient ses antécédents…
Nous avons décidé aussi la séparation de l’Etat et du parti au pouvoir de façon à mettre tous les partis à pied d’égalité.
Un gouvernement d’union nationale établi selon les normes constitutionnelles, qui gouverne par la loi et respecte les institutions en place, est-il un gouvernement révolutionnaire? De quoi s’agit-il alors? Où est la doctrine révolutionnaire qui va changer la réalité nationale? Cela ne colle pas.
Par-delà votre approche philosophique de la révolution tunisienne, quels sont les résultats de vos deux missions à Bruxelles et à Paris?
Au lendemain de la révolution populaire, nous n’allons pas dire aux pays européens: «Soyez chic, envoyez-nous un million de touristes chacun parce que nous avons fait une révolution. Et laissez-nous vous dire que nous avons des griefs sur telle ou telle de vos positions remontant à avant la révolution».
Quand tel gouvernement veut comprendre ce qui s’est passé dans notre pays et veut anticiper nos urgences et nos besoins. Parce qu’il a, dans notre pays, des investissements importants, des milliers d’entreprises, des échanges commerciaux ou qu’il accueille, chez lui, une forte communauté d’immigrés et d’étudiants tunisiens…
Quand ce gouvernement veut comprendre, est-ce que vous devez l’apaiser ou lui faire un procès? Quelle est votre intelligence de la situation?
Vous parlez de la France?
Oui. Ce gouvernement a anticipé nos besoins. Il a changé son ambassadeur. Mme Alliot-Marie m’a appelé pour me féliciter: «Dite-nous de quoi avez-vous besoin?», m’a-t-elle demandé.
Qu’est-ce que je fais? Je vais donc en France. Mais quel discours dois-je y tenir? Celui d’hier ou celui d’aujourd’hui? L’avant-veille de notre déjeuner de travail, Mme Alliot-Marie a été une voix puissante de soutien à la Tunisie nouvelle au sein du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne.
A Bruxelles, j’apprends ce qu’elle a dit. Qu’est-ce que je fais? Je joue au Che Guevara, à l’Iranien ou à Kadhafi? Est-ce qu’on reconnaîtrait en moi un Tunisien?
Je veux bien que le Tunisien se contente d’eau et de pain, mais ma responsabilité est de lui procurer plus que l’eau et le pain. Je défends les intérêts d’un Etat. Nous sommes dans l’Etat. Nous ne sommes pas dans une révolution à l’iranienne ou à la libyenne.
Le seul moyen de vivre et de progresser, c’est de comprendre et de réagir positivement avec son environnement. Nous n’avons pas de ressources qui jaillissent du sable. Nos revenus sont le produit du travail du Tunisien.
Les ministres de Belgique, de France et tous leurs collègues de l’Union européenne expriment leur solidarité avec la Tunisie. Qu’est-ce que je fais? J’élève une protestation.
Quels sont concrètement les résultats de votre mission à Bruxelles et à Paris?
Nous avons des chiffres d’engagements immédiats. Mme Ashton a envoyé un émissaire à Tunis. A son retour de Tunis, elle m’a téléphoné et m’a dit: «Si vous avez l’occasion de passer par Bruxelles, je voudrais bien vous recevoir. Communiquez-nous vos besoins précis et nous allons y apporter des réponses concrètes.»
A Bruxelles, Mme Ashton m’a reçu en présence de l’ambassadeur de l’Union européenne à Tunis. Je lui ai présenté les besoins de la Tunisie en quatre points:
- le manque à gagner du budget tunisien pour 2011 ;
- le programme social d’urgence avec toutes ses rubriques ;
- un plan de relance économique ;
- la préparation des élections.
Tout cela exige un budget additionnel qui n’était prévu.
A combien avez-vous estimé le manque à gagner?
Nous avons avancé le montant 5 milliards de dollars, qui doit être aujourd’hui majoré, car les pertes s’élèvent à 200 millions de dinars par jour.
Ces gens-là [les Européens] vont-ils mettre de pareils engagements financiers dans la main de révolutionnaires?
Ces précisions n’ont pas été données pendant vos précédentes communications. Les gens ne vous ont pas compris…
A Nessma TV, j’ai dit: Convenons du cadre d’action et du contexte réel dans lequel nous évoluons. Ma Tunisie à moi n’a pas besoin d’aide alimentaire. C’est un Etat structuré dont l’économie est planifiée et les besoins prévisibles. C’est cette Tunisie-là que j’ai représentée. Voilà pourquoi il fallait un discours cohérent et intelligible, une construction politique assortie d’un programme articulé et chiffré. C’est cela pour moi la mission d’un ministre tunisien des Affaires étrangères. Sinon je n’aurais pas accepté cette mission.
Que se passe-t-il aujourd’hui au sein du ministère?
Un homme seul n’est rien. C’est une équipe qui travaille. Dès mon premier jour au ministère, cela fait plus de cinquante ans, j’ai appris à fonctionner en équipe et je n’ai jamais omis mes obligations à l’égard de la petite famille du ministère. Lors de mes premiers jours comme ministre, j’ai reçu une vingtaine de fonctionnaires: tous ceux qui ont demandé de me rencontrer. J’ai écouté leurs requêtes. Je leur ai demandé de les faire par écrit. Cela fait un gros dossier.
La veille de mon départ pour Bruxelles, trois délégations de fonctionnaires ont envahi le cinquième étage. Tous voulaient me présenter leurs doléances. Je leur ai demandé de constituer une délégation représentative de toutes les sections administratives pour une assemblée générale. Mais après mon retour de mission.
Lundi à 9 heures, j’envoie un message aux fonctionnaires pour fixer un rendez-vous pour une assemblée générale à 17 heures. Vers 11heures, une nouvelle délégation vient me voir pour me communiquer, non pas un agenda de rendez-vous, mais des décisions à prendre immédiatement assorties de la menace, en cas de refus, d’un sit-in au ministère. Je réponds: «Dans ces conditions, laissez-moi le temps de réfléchir». J’appelle le président par intérim, le Premier ministre étant à la Chambre des députés. Après l’entretien, je ne retourne pas au ministère.
Mercredi soir, une délégation est venue me voir chez moi. J’ai découvert des gens pleins de bon sens dont les demandes sont légitimes et raisonnables.
Jeudi matin, il y a eu de nouveaux conciliabules. Ma position n’a pas changé: je n’y vais pas tant que les contestataires n’admettent pas que l’expression de leurs revendications ne doit pas conduire à la paralysie du travail au ministère.
Comment vos interlocuteurs étrangers appréhendent-ils ce qui se passe en Tunisie?
L’analyse, chez tous les collègues européens, c’est que cette transition démocratique doit réussir dans l’intérêt de la Tunisie et de la région. Elle doit aboutir à l’enracinement de la pratique et de la culture démocratique de manière irréversible dans la région. Ils veulent bonifier ce bond en avant au sud de la Méditerranée pour déclencher une dynamique vertueuse.
Je leur réponds que nous ne cherchons pas à exporter notre expérience. Chaque peuple doit inventer sa démocratie. Nous allons inventer la nôtre.