Imprévisible Tunisie: «Personne n’a rien vu. C’est pour ça que la polémique franco-française sur ‘‘on n’a pas vu venir’’ n’a pas d’intérêt. On ne peut pas dire que la France ait moins vu que d’autres pays. Ben Ali comme ses opposants n’avaient pas prévu ce qui est arrivé. Aucun Tunisien n’imaginait que les événements prendraient cette tournure et que Ben Ali partirait aussi rapidement. Les pays voisins de la Tunisie, comme les Européens, n’ont rien pressenti. Même les Américains, dont certains télégrammes diplomatiques avaient décrit la réalité kleptocratique du système, n’avaient pas prévu le moment de son délitement. Il y a une grande différence entre décrire les défauts d’un système et annoncer qu’il va se décomposer».
Quel rôle des Américains: «En est-on sûr? Ils le démentent, même s’ils semblent heureux qu’on leur prête ce rôle qui peut les aider pour la suite. Je vois un peu de mépris pour les Tunisiens dans cette interprétation, comme si ça ne pouvait pas venir des Tunisiens eux-mêmes! Si on veut comprendre la force de ce qui s’est produit, il ne faut pas l’expliquer par des interventions extérieures. La Tunisie est un pays petit et homogène, avec une classe moyenne importante et bien formée, alors que beaucoup de pays de ce type ont une minorité très riche quand le plus grand nombre est très pauvre. En dehors de l’effroyable famille Trabelsi, les écarts sont moins grands en Tunisie que dans d’autres pays comparables. Il y a des gens très bien formés, c’est l’héritage de Bourguiba que Ben Ali, sur ce plan, avait prolongé.»
L’Europe a déstabilisé la Tunisie: «Le système Ben Ali a été plutôt bien au début. Le statut des femmes n’avait pas été entamé, le régime avait jugulé l’islamisme, l’économie marchait très bien avec un côté croissance à la chinoise. Ça a dégénéré ces dix dernières années sur le plan policier, mais aussi parce que la Tunisie a perdu son accès au marché européen. L’Europe a mis fin à l’accord multifibre sur le textile, le marché asiatique a supplanté les Tunisiens qui ont commencé à être frappés par la crise. Or ils n’ont pas de ressources énergétiques. En se soumettant aux accords commerciaux libéraux, l’Europe a accepté de déréguler et a sans s’en rendre compte déstabilisé la Tunisie.»
La répétition du «scénario tunisien»: «A partir du moment où un régime verrouillé et contrôlé comme celui-là est tombé, cela interpelle des dizaines de régimes autoritaires, et pas uniquement dans la région. Ces gouvernements étudient les événements pour savoir ce qu’ils doivent faire pour ne pas subir le même sort. Il y a des mouvements en Albanie, ça peut concerner aussi l’Asie centrale, et l’Afrique. Alors, est-ce que cela peut avoir un retentissement? Je réponds oui. Est-ce que cela va avoir un retentissement? Cela dépend, il ne faut pas généraliser. Les situations sont très différentes. En Tunisie, il y a eu la combinaison d’une population très bien formée, très diplômée, avec un fort taux de chômage. Paradoxalement, les pays qui n’ont pas fait d’efforts, comme ceux de Bourguiba puis de Ben Ali, pour amener une population à un très haut niveau de formation sont presque moins menacés! La masse rurale, peu formée ou analphabète, ne va pas se révolter de la même façon et n’utilisera pas Facebook. En somme, tout n’est pas transposable d’un pays à l’autre. Je m’attends à un retentissement profond, durable, mais pas immédiat et différencié. Les changements profonds peuvent s'étaler sur des années, voire des décennies. En Tunisie, la tournure des événements les accélérera ou les ralentira.»
Le rôle de l’Europe: «Il faut éviter de penser l’exemple tunisien selon l'idée que se font les Européens de la démocratisation : ‘‘C’est facile! Tout va être balayé en trois mois...’’ Mais ce n’est pas l’état naturel des sociétés. C’est un processus long, compliqué. On devrait être prudents dans nos commentaires et agir intelligemment pour accompagner positivement ce mouvement, pour que le processus réussisse. Si l’Europe accélère la conclusion de la négociation du ‘‘statut avancé’’, c’est un signe fort. Si les gens continuent à aller en vacances en Tunisie au lieu d’annuler, c’est utile. Ni ingérence ni paternalisme. Les Tunisiens comme les autres sont souverains. S’ils nous demandent de l’aide, on répondra, on les accompagnera.
Source : ‘‘Les Inrocks’’.