Neji Djelloul, dirigeant de Nidaa Tounes, explique pourquoi il a changé de position pour appeler à la participation d'Ennahdha au gouvernement Habib Essid.
Propos recueillis par Zohra Abid
Kapitalis : Vous avez toujours critiqué le mouvement islamiste Ennahdha. Mais vous avez changé radicalement de position. Vous demandez, maintenant, à ce qu'Ennahdha fasse partie du gouvernement. Ceci qui vous vaut de nombreuses critiques. Pourquoi ce revirement?
Neji Jelloul : J'étais, en effet, parmi ceux qui ont toujours critiqué Ennahdha, quand ce parti voulait imposer la charia dans la constitution et faisait partie de la troïka, la coalition gouvernementale qui a ruiné le pays.
Etant un homme de gauche, avant d'intégrer Nidaa Tounes, il était de mon devoir de critiquer le mouvement islamiste au pouvoir. Cette position était fondée sur une profonde conviction. Et puis, il y avait un combat à mener pour sauver la Tunisie. Aujourd'hui, la situation a totalement changé. Ennahdha n'est plus au pouvoir et je ne cherche nullement à prendre sa défense.
Il faut, cependant, que l'opinion publique comprenne que l'intérêt général du pays exige, aujourd'hui plus que jamais, la participation d'Ennahdha au gouvernement, sinon le pays ne s'en sortirait jamais. Il ne sert à rien de transformer les militants d'Ennahdha en des opposants farouches capables de faire tomber le gouvernement en seulement 6 mois et d'aggraver ainsi la situation politique, économique et sociale dans le pays.
Les dirigeants d'Ennahdha nous tendent, aujourd'hui, la main; nous ne devons pas refuser de leur tendre la nôtre. Je préfère que les modérés parmi eux aient des portefeuilles ministériels. Je pense notamment au ministère des Télécommunications, de l'Emploi ou du Transport... Pour que le nouveau gouvernement ait rapidement la confiance de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) et qu'on se remette tous au travail.
Vous craignez que les députés d'Ennahdha ne votent pas la confiance au gouvernement si leur parti n'en fait pas partie?
Il y a un peu de ça... Et puis, je ne souhaite pas qu'Ennahdha soit dans l'opposition. Car, malgré les erreurs qu'il a commises depuis 2012, il a réussi à avoir 69 sièges dans l'Assemblée. Ne négligeons pas cette vérité.
Demain, Ennahdha pourrait nuire à la stabilité dans le pays. Il ferait sortir ses partisans dans la rue pour essayer de faire tomber le gouvernement et sombrer le pays dans le désordre.
Je préfère donc que ce parti fasse partie du gouvernement. Cela contribuera au retour de la confiance, nécessaire pour sécuriser le pays, attirer les investisseurs, relancer l'économie et instaurer la paix sociale et la stabilité.
Pour dire les choses franchement, je préfère finalement, et de loin, voir des dirigeants modérés d'Ennahdha au gouvernement, que, sait-on jamais, un ministre issu d'un autre parti traîné, demain, en justice pour corruption ou toute autre affaire.
L'intérêt général du pays doit primer sur les sensibilités et les susceptibilités des uns et des autres. C'est ça la politique. Soyons réalistes !
Vous n'êtes donc pas d'accord avec la position du Front populaire qui refuse catégoriquement la participation d'Ennahdha au nouveau gouvernement?
Totalement. Je ne partage pas la position des dirigeants du Front populaire, qui est ma famille naturelle. Nous devons mûrir, avoir un sens politique et comprendre les enjeux de la situation. Il est temps de rompre avec l'enfantillage politique et le gauchisme maladroit, qui nous a valu le sit-in de la Kasbah en 2011 et l'élection de l'Assemblée nationale constituante (ANC), devenue plus tard un fardeau politique.
Hamma Hammami n'a pas encore compris ni les enjeux ni la gravité de la situation dans le pays. Et s'il croit qu'avec sa position jusqu'au-boutiste, il pourrait avoir la présidence dans 5 ans, il se trompe lourdement, car peu de Tunisiens voteraient pour un jusqu'au-boutiste.
Que diriez-vous à cette gauche qui a du mal à accepter Ennahdha ?
Je m'adresse à Zied Lakhdhar et lui demande d'accepter d'être dans le prochain gouvernement en ayant le portefeuille de l'Enseignement ou de la Culture. Et en mettant en place, comme l'a fait feu Mohamed Charfi dans les années 1990, un programme pour sauver l'enseignement. Souvenons-nous: c'est grâce à la réforme Charfi que l'enseignement a pu être sauvé de la dérive dogmatique et obscurantiste.
Je dis les choses sans détour: si Ennahdha est écarté du gouvernement, on devrait s'attendre au pire. N'oublions pas qu'il existe des extrémistes, des centaines de cellules dormantes et des milliers de personnes qui attendent une étincelle pour mettre le pays à feu et à sang.
Zied Lakhdhar a, aujourd'hui, la possibilité pour participer au sauvetage du pays en intégrant un gouvernement condamné à réussir. Il ne doit pas rater cette chance. Qu'il se réveille donc et se montre réaliste, comme tout politique qui se respecte.
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