Rached Ghannouchi est heureux d'avoir limité l'ampleur de la défaite du mouvement Ennahdha. Il prépare même le retour de l'islamisme aux commandes en Tunisie.
Par Roula Khalaf*
Lorsque votre adversaire politique remporte un nombre de voix supérieur au vôtre, logiquement, vous avez perdu l'élection. Ceci est une des règles les plus élémentaires d'une compétition électorale. Pourquoi Rached Ghannouchi s'obstine-t-il à défendre une toute autre théorie sur la victoire et la défaite électorales?
Le président du parti islamiste d'Ennahdha maintient que «dans une classe, lorsque vous êtes l'élève qui réalise le deuxième meilleur score, vous n'êtes pas perdant».
Admettons qu'il puisse en être ainsi. Sauf que, là aujourd'hui, nous sommes au siège d'Ennahdha, à Tunis – et non pas dans une salle de classe – et le parti islamiste ne s'est toujours pas remis de sa défaite aux dernières législatives d'octobre qui ont été remportées par Nidaa Tounes, son principal rival laïc. Et cette même formation politique a enchainé avec une autre victoire à la présidentielle de décembre dernier.
«Que faire pour mettre un coup d'arrêt à cette chute?»
Un proche collaborateur du Cheikh intervient, lors de cet entretien, pour expliquer mon raisonnement au président d'Ennahdha. Rached Ghannouchi hausse les épaules. Il avait bien saisi le sens de ma remarque et, bien qu'il ait toujours préféré accorder ses entretiens en langue arabe, cette fois-ci, il a décidé de s'adresser à moi en anglais.
Persistant dans son apparent déni de défaite, le septuagénaire dirigeant du parti islamiste, un vieux renard de la politique qui a toujours su peser ses mots, m'a expliqué que j'avais posé la mauvaise question. «Nous n'avons perdu que 20% de notre soutien électoral. La question qui devrait être posée serait plutôt la suivante: 'Comment avons-nous fait pour garder 80% de notre soutien?'».
Gardez à l'esprit la situation politique dans laquelle se trouvait la région, me rappelle-t-il. «Nous avions été durement affectés par l'atmosphère politique régionale: en 2011, l'islam politique a connu une réelle ascension; en 2014, l'islam politique et le changement démocratique ont perdu de leur attrait», explique-t-il. «La question qui se pose à nous actuellement est: 'Que faire, en Tunisie, pour mettre un coup d'arrêt à cette chute?''», poursuit-il.
Le président d'Ennahdha ne s'y trompe pas. Aujourd'hui, son parti est l'unique survivant de cette brève renaissance de l'islam politique moyen-oriental – et Rached Ghannouchi, lui-même, reste la seule figure éminente de l'islam politique à avoir pu se mettre à l'abri de ce désenchantement des populations arabes qui a obligé nombre de dirigeants islamistes de revoir leurs ambitions politiques à la baisse...
Certes, il a perdu une élection ou deux, mais son parti dispose encore d'une base populaire solide et d'une chance électorale sérieuse pour revenir à la direction des affaires du pays.
A travers sa carrière d'homme politique et de dirigeant spirituel, Rached Ghannouchi a appris à choisir le moment propice pour exercer la pression et obtenir immédiatement le résultat souhaité, et le moment où il faut se retirer, prendre de la distance et attendre... Il n'y a pas si longtemps, il était en exil à Londres, son parti était dévasté par la répression et ses compagnons de route croupissaient dans les prisons tunisiennes. Puis, après une vingtaine d'années d'absence, il est revenu au pays au lendemain de la révolution de 2011 qui a renversé le régime Ben Ali.
Aujourd'hui, alors qu'un ensemble de facteurs ont eu raison des autres partis islamistes de la région, Cheikh Ghannouchi a rendu service à l'islam politique: il a donné l'exemple de ce que peut être une véritable formation politique responsable qui respecte les règles du jeu démocratique.
L'islamiste Rached Ghannouchi et le laïc Béji Caid Essebsi: une complicité dans l'adversité qui convient au tempérament des deux «cheikhs» et à leurs stratégies respectives.
«Je peux appeler Caïd Essebsi à n'importe quel moment»
Il n'osera peut-être pas l'admettre, mais la toute première priorité d'Ennahdha, dans le contexte tunisien actuel, consiste à échapper à l'usure et à l'extinction. C'est très probablement la raison pour laquelle la formation islamiste a accepté de faire partie du nouveau gouvernement (d'Habib Essid; Ndlr) dont la composition a été annoncée cette semaine. C'est également la raison pour laquelle Rached Ghannouchi n'a eu de cesse de rassurer les pays du Golfe – qui ont mené des campagnes anti-islamistes fortes – que son parti n'a jamais eu la moindre intention d'exporter son idéologie islamiste. «Nous n'avons jamais eu l'ambition d'exporter quoique ce soit – à part, bien sûr, des oranges, des dattes et de l'huile d'olive», ironise-t-il.
La tournure que les choses prennent en Egypte n'échappe jamais à la manière de penser et à la démarche nahdhaouies. Au Caire, un malheureux président des Frères musulmans, Mohamed Morsi, qui a été porté au pouvoir au lendemain de la révolution de 2011, a été démis, 2 années après son accession au pouvoir, par un coup d'Etat militaire jouissant d'un large appui populaire. La fin de l'expérience des Frères musulmans égyptiens a été rapide et violente.
Rached Ghannouchi a tiré les bonnes conclusions des développements en Egypte. Lorsque je l'interroge sur Mohamed Morsi, il choisit de sourire, évite de répondre directement et déclare que l'Egypte est un pays de loin plus complexe que la Tunisie. Pourtant, nombre d'autres dirigeants d'Ennahdha, qui ont préféré garder l'anonymat, ne se privent pas de critiquer sévèrement l'approche des Frères égyptiens.
A la suite des troubles en Egypte (à savoir, les évènements de juillet 2013 et le départ de Morsi et des Frères musulman, Ndlr), Ennahdha a fait face à une vague de protestations sans précédent et une pression soutenue de l'opposition qui a exigé et obtenu la démission de son gouvernement. Face à cette situation, Rached Ghannouchi a dû battre en retraite et accepter de céder le pouvoir à une équipe de technocrates. Il a également conclu un marché avec Béji Caïd Essebsi, son plus farouche adversaire politique, qui est à présent président de la République.
«Je peux l'appeler à n'importe quel moment de la journée», dit-il. D'ailleurs, le jour où le parti de M. Caïd Essebsi a remporté les législatives, en octobre dernier, Rached Ghannouchi s'est empressé de l'appeler pour le féliciter.
Le président d'Ennahdha paraît excessivement optimiste dans son appréciation de l'avenir de l'islamisme politique. Pour lui, une nouvelle poussée démocratique dans le monde arabe est inéluctable et ce nouvel élan devrait, selon lui, permettre un retour de l'islamisme aux commandes des affaires. «C'est tout simplement une question de temps et de la taille des sacrifices à consentir», explique-t-il.
S'il continue à jouer ses cartes comme il le fait et sait le faire, l'avenir de son parti islamiste sera assuré. Certains Nahdhaouis expriment leurs craintes sur un retour possible de la répression, mais Ghannouchi, lui, reste confiant que les acquis démocratiques obtenus par la Révolution ne pourront jamais être repris. «Il est vrai que la Tunisie pourrait être menacée par le chaos et le terrorisme, mais elle ne sera jamais menacée par le despotisme», conclut-il.
Texte traduit de l'anglais par Moncef Dhambri
* Roula Khalaf, qui a rejoint le ''Financial Times'' depuis 1995, occupe la fonction de rédactrice-en-chef adjointe dans ce quotidien économique britannique et elle y est en charge du service des Affaires étrangères.
**Les intertitres de cet article sont de la rédaction.
Source : ''Financial Times''.
{flike}