La Tunisie, qui a retrouvé une stabilité relative et peut espérer devenir un pays émergent, est paradoxalement le 1er pays pourvoyeur de jihadistes pour Daêch en Libye.
Par Alessandria Masi*
La Tunisie, la success story du Printemps arabe, est désormais un des terrains les plus fertiles de ces combattants qui viennent grossir, chaque jour, les rangs de Daêch. Pire encore, le pays serait en voie de devenir, avec la Libye, la base la plus sûre de l'organisation terroriste.
La Tunisie, où une révolution en 2011 a renversé un régime corrompu et déclenché une succession de soulèvements dans la région moyen-orientale, a retrouvé une stabilité relative et peut espérer reconquérir très vite son statut de pays émergent.
Aujourd'hui, le pays est dirigé par un gouvernement laïc qui a été démocratiquement élu et qui semble pouvoir tenir les choses bien en main. Cependant, des circonstances particulières sont venues ternir ce tableau idyllique de la transition tunisienne exemplaire et dicter à la Tunisie le rôle de premier pourvoyeur de «main d'œuvre» jihadiste. Et sa proximité de la Libye pourrait en faire une source principale de combattants dans ce pays où la guerre civile a déjà causé de considérables dégâts et menace d'entraîner dans sa descente aux enfers l'Egypte voisine et même certains pays européens.
«Le Paradis vous est promis»
Jusqu'ici, la Tunisie a été le premier pourvoyeur de combattants étrangers engagés dans la guerre civile syrienne. Jusqu'à la fin d'octobre dernier, l'on estimait qu'il y eu 3.000 Tunisiens qui ont fait le voyage en Irak et en Syrie pour rejoindre des groupes extrémistes comme l'Etat islamique (EI). Plusieurs d'entre ces soldats de la religion se sont entraînés au combat dans leur pays, où une zone de non-droit, sur la frontière avec la Libye, offre aux jihadistes des conditions idéales pour pratiquer leurs exercices militaires sans qu'ils soient dérangés.
Depuis de très nombreuses années, le désert tunisien a été un terrain d'entraînement pour divers groupes jihadistes et l'armée tunisienne n'a jamais été capable de fermer ces sanctuaires du jihad.
Au lendemain de la chute du régime de Mouammar Kadhafi, en 2011, ces camps retranchés ont été inondés d'armes en provenance de Libye et les stagiaires jihadistes étaient pour la plupart de nationalité tunisienne.
Aujourd'hui, au moins un de ces camps d'entraînement reste sous contrôle total de l'EI et, jusqu'à une date récente, les combattants jihadistes continuaient d'y suivre, à leur aise, leur formation militaire avant d'être envoyés en Syrie, via la Turquie, avec l'aide et l'encadrement de recruteurs qui sont généralement de nationalité tunisienne.
Au début de ce mois, le gouvernement a officiellement admis avoir empêché 9.000 combattants potentiels de rejoindre ce camp, mais il a aussi reconnu que 540 autres jihadistes ont achevé leur formation et quitté le pays.
«Le lieu où l'Etat islamique a établi sa base reste très dangereux. Un nombre important de soldats tunisiens y ont perdu la vie», nous a dit Mael Souddi, citoyen tunisien qui a des liens familiaux avec certains militants du groupe terroriste et qui souhaite, pour des raisons de sécurité, que l'on n'utilise pas, dans notre article, son vrai nom.
L'EI peut encore faire appel aux services de prêcheurs tunisiens pour recruter de nouveaux adeptes, «même dans un pays aussi laïc que la Tunisie», ajoute Souddi. «A l'occasion des prières du vendredi, lorsqu'un nombre important de fidèles se retrouvent dans les mosquées, les imams ont pour habitude de donner des conseils aux membres de l'assistance. Ils leur disent, par exemple, ''Vous devriez aller en Syrie combattre les troupes de Bachar Al-Assad. S'il vous arrive de décéder sur le champ de bataille, le paradis vous est promis.'' Et c'est ainsi que Daêch a pu recruter un nombre très grand de combattants», explique Mael Souddi, qui a choisi d'utiliser l'acronyme arabe pour l'Etat islamique.
Pareils messages de ces imams-recruteurs ont toujours accompagné l'avalanche de la propagande sophistiquée avec laquelle l'EI inonde sans interruption les réseaux sociaux pour renforcer les rangs de ses troupes, expliquant aux visiteurs de ses sites web qu'il est du devoir de tout bon musulman, en tant que «soldat d'Allah», de se rendre au califat et de se battre en Syrie.
La Libye, un pays immense et ouvert
Cependant, avec les quatre années d'une guerre civile syrienne qui ne finit pas et les frappes aériennes quasi-quotidiennes de la coalition occidentale, la Syrie n'est plus ce qu'elle était et, sur place, le travail des recruteurs pour le compte de Daêch n'est plus une tâche aisée. Ainsi, pour la première fois, le groupe terroriste s'est trouvé dans l'obligation de recruter des combattants hors des frontières syriennes et irakiennes, leur dictant de se rendre en Libye – où Daêch a récemment établi une «province» locale de son califat autoproclamé.
«L'Etat islamique s'est investi sans compter dans sa campagne de recrutement en Libye. De manière implicite, l'argument le plus souvent avancé consiste à dire que, dans ce pays, le jihad est une entreprise nettement plus facile à mener», explique Andrew Engel, expert en affaires africaines du Washington Institute for Near East Policy (Institut de Washington pour la politique au Proche Orient, WINEP, en anglais)(1) et auteur de ''Libya as a 'Failed State': Causes, Consequences, Options'' (La Libye, un Etat qui a échoué: causes, conséquences et options). «Dans ce pays, ajoute Engel, il n'y a pas de frappes aériennes occidentales, ni de troupes combattantes aussi fortes et aussi soudées que les Kurdes soutenus par des conseillers étrangers. La Libye présente aussi l'avantage d'être un pays immense et ouvert. Le climat y est plus doux, et les armes et la nourriture y sont abondantes.»
Pour les candidats tunisiens au jihad, le voyage pour la Libye – la porte d'à-côté, avec une frontière aussi poreuse le séparant de la Tunisie – est nettement plus facile que de se rendre en Syrie, d'autant plus que le gouvernement tunisien a décidé de suivre de très près les ressortissants tunisiens qui se rendent et rentrent de Turquie, ce pays –passerelle de choix pour la Syrie.
Selon Karim Mezran, responsable haut placé de l'Atlantic Council, un think tank basé à Washington, près de 1.000 Tunisiens se sont déjà rendus à Derna, ville portuaire où la présence de la branche libyenne de l'EI est la plus concentrée. Un autre millier de candidats tunisiens au jihad se sont répandus un peu partout à travers le territoire libyen.
Selon la nouvelle stratégie de Daêch, la Libye et la Tunisie pourraient être étroitement liées. A la suite l'acceptation formelle, l'an dernier, par Abou Bakr Al-Baghdadi, l'autoproclamé calife de l'EI, de l'allégeance des combattants de Derna, Daêch a posté sur la toile une vidéo portant le titre de ''Message au peuple de Tunisie'', dans laquelle des combattants tunisiens de Daêch menacent ouvertement le gouvernement tunisien et appellent les Tunisiens à prêter serment d'allégeance à l'EI. La vidéo en question a très probablement été filmée en Libye, selon les spécialistes.
Cette relation entre l'EI et la Tunisie date depuis 2013 et elle est en lien direct avec un citoyen tunisien du nom de Tarek Harzi, personne dont le nom figure, depuis 2014, sur la liste des terroristes les plus recherchés par le département d'Etat américain. Harzi était «l'un des premiers combattants étrangers à rejoindre les rangs de Daêch.» Plus connu sous le surnom d'«Emir des kamikazes», cet homme était en charge des opérations de l'EI hors du califat de Syrie et d'Irak, selon une note du département américain du Trésor. Entre autres responsabilités, Harzi a assuré également le service d'approvisionnement en armes à partir de la Libye – pays où la chute du régime de Kadhafi avait ouvert l'immense arsenal militaire du dictateur aux pillages les plus fous.
La synthèse libyenne parfaite
Au début de son ascension, la stratégie libyenne de l'EI consistait à gagner la loyauté des groupes jihadistes locaux qui pourraient, par la suite, recruter des combattants pour renforcer les troupes de Daêch sur le front syrien. Mais, avec l'intensification des frappes aériennes occidentales en Syrie et en Irak et la détérioration de la guerre civile libyenne, le groupe terroriste – et notamment ses recruteurs en Turquie – a changé son fusil d'épaule pour diriger le flot de ses combattants nord-africains de la Syrie vers la Libye, selon le ''Wall Street Journal''. Les sympathisants de Daêch sur Internet ont tout de suite adopté une nouvelle posture, en lançant une campagne de recrutement de volontaires pour combattre «l'armée nationale libyenne» du général retraité Khalifa Haftar et soutenir ce que l'on appelle aujourd'hui l'«Etat islamique de Libye» (EIL).
«En tant composante importante du dispositif et des réseaux de l'EI, la Libye servait essentiellement comme camp d'entraînement et d'approvisionnement, une escale sur la route du jihad vers le califat, et non pas une destination finale», d'après Andrew Engel. «Sauf que, avec l'arrivée d'une personnalité aussi polarisante que Khalifa Haftar et l'émergence de l'EIL, cette page est tournée. De plus, lorsque vous êtes nord-africain, la Libye est juste là, à une très courte distance – alors que la Syrie et l'Irak sont à plus de 3.000 kilomètres – et, désormais, il est de plus en plus difficile de se rendre dans ces deux pays», ajoute Engel.
La situation tunisienne est si exceptionnellement unique et favorable qu'elle pourrait permettre à l'EI d'y gérer un camp d'entraînement conjointement avec Al-Qaïda, qui est normalement son ennemi juré...
Le dirigeant du groupe salafiste tunisien d'Ansar Al-Chariaa (AC) Seifallah Ben Hassine, alias Abou Iyadh – que le gouvernement tunisien accuse d'être «impliqué dans plusieurs opérations terroristes et dans de nombreux trafics d'armes» – aurait changé d'allégeance de l'AC vers l'EI et il dirigerait à présent une opération AC-EI conjointe en Tunisie. Il est le principal recruteur de jihadistes dans le pays, selon Souddi.
L'importance de la réussite en Afrique du nord n'a donc pas échappé à Daêch. Le groupe terroriste a compris le rôle que la Libye et la Tunisie, par voie de conséquence, peuvent jouer à l'avenir.
Le large éventail d'armes dont la Libye dispose, ses vastes richesses pétrolières contrôlées par des compagnies occidentales et sa proximité de l'Europe et des pays d'Afrique du nord voisins font de ce pays «un portail stratégique pour l'Etat islamique», ainsi que le décrit un document de Daêch diffusé sur le net.
La Libye représente, donc, cette synthèse parfaite du chaos politique et de la facilité de se procurer des armes, une combinaison idéale de facteurs sur lesquels l'EI peut compter, peut construire et se développer. Pour l'instant, il est vrai que la guerre civile libyenne manque encore de cette dimension sectaire qui a permis à Daêch de réussir en Irak et en Syrie.
Cela changera, très certainement, si la communauté internationale décide d'intervenir avec force et fracas dans la guerre civile libyenne – pour soutenir une partie contre une autre. Ce jour-là, toutes les milices islamistes se donneront la main, la guerre en Libye deviendra un conflit total et elle traversera toutes les frontières de ce pays.
Traduit de l'anglais par Moncef Dhambri
Illustration: Défilé de Daêch à Syrte en Libye.
Source: ''International Business Times''.
Note:
(1) Le Washington Institute for Near East Policy (WINEP) est un think tank, basé à Washington, spécialisé dans l'étude la politique proche-orientale des Etats-Unis. WINEP s'est fixé pour mission « la présentation d'une approche équilibrée et réaliste des intérêts américains dans la région du Moyen Orient et de soumettre les suggestions qui serviraient à la réalisation de ces objectifs. » Certains observateurs –John Mearsheimer et Stephen Walt, par exemple– accusent WINEP de « rouler » pour le lobby israélien aux Etats-Unis...
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*Alessandria Masi, spécialiste des affaires moyen-orientales, a fait partie de l'équipe rédactionnelle de Vocativ, une agence numérique qui fait régulièrement appel aux services de journalistes du ''New York Times'', CNN et l'agence d'information Reuters. Les articles d'Alessandria Masi sont repris par des sites comme ''Elle.com'', ''amNew York'', ''NY1.com'' et ''Gourmet Live''.
** L'article d'Alessandria Masi, que nous traduisons ici et dont le titre dans sa version anglaise est «Islamic State 'Caliphate' In Libya Depends On Tunisian Foreign Fighters And Desert Training Camps» (Le 'califat' de l'EI en Libye dépend des combattants et des camps d'entraînement tunisiens) a été publié par l' ''International Business Times'', (également appelé IBTimes ou IBT), un journal économiqueen ligne. Le groupe IBT Media, également propriétaire du magazine ''Newsweek'', est basé à New York.
*** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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