tolerance-tunisie
Pour éclairer la révolution tunisienne,
Francisco Carrillo Montesinos, ancien représentant-ambassadeur de l’Unesco en Tunisie, rappelle ici l’un des fondamentaux de la transition démocratique espagnol: la liberté religieuse.


J’ai lu dans des moyens de communication tunisiens, que je consulte d’une façon systématique depuis que j’ai quitté la Tunisie, l’information sur deux faits qui, d’emblée, m’ont inquiété beaucoup: l’un se référant à une manifestation devant une synagogue du centre de Tunis; l’autre, très grave, concernant le meurtre du prête catholique Marek Rybinski à La Manouba.
Je n’ai aucun doute que le gouvernement provisoire trouvera les fauteurs des troubles et les meurtriers. En aucun moment je n’ai pensé que le peuple tunisien, celui qui a reconquit sa liberté dans la rue, est derrière ces actes criminels. Par la suite, j’ai pris connaissance des déclarations qui ont condamné ces actes de la part des responsables politiques et des associations de la société civile, parmi eux, celle, très claire, du mouvement Ennahdha.

 

Les difficultés de la transition démocratique
Ces faits m’ont rappelé des moments difficiles de la transition démocratique en Espagne après la mort du dictateur Franco. Des éléments, impulsés par la haine et par l’intolérance meurtrière cachés dans l’anonymat,  sont arrivés à tuer des personnes (des avocats à Madrid ; un manifestant à Málaga…), afin de créer de la panique et ainsi éviter que la liberté d’expression puisse s’instaurer.
J’ai bien connu le plan de la réforme en matière d’éducation, parce que j’étais déjà en poste à Tunis, de Mohamed Charfi. Il s’agissait d’une reforme en profondeur, axée sur deux références de principe: la tolérance et l’apprentissage du dialogue avec le respect de l’autrui. C’était un premier pas très important pour façonner autrement les rapports dans la société civile tunisienne. Mais le développement de ces deux principes fondamentaux partout le système éducatif de la Tunisie ouvrait la voie à la reconquête de la démocratie pour le pays. Le Palais de Carthage a arrêtée cette réforme et le Pr M. Charfi a été inclus dans la liste des «ennemis de la Tunisie ».
La transition démocratique en Espagne avait besoin d’une nouvelle Constitution. Elle a été rédigée et approuvée avec un large consensus. Il fallait, depuis 40 années de dictature, définir un nouveau cadre constitutionnel pour le pays. Ainsi, l’article 1 de cette Constitution stipule: «L’Espagne constitue un État de droit, social et démocratique, qui défend comme valeurs suprêmes de son ordre juridique la liberté, la justice, l’égalité et le pluralisme politique. (…) La souveraineté nationale appartient au peuple espagnol, dont émanent les pouvoirs de l’État».

La séparation entre État et religion
L’Espagne de Franco était, en fait, un État confessionnal ayant comme religion le catholicisme. La nouvelle Constitution, après Franco, a été très claire dans son article 14: «Les Espagnols sont égaux devant la loi, sans aucune discrimination fondée sur la naissance, la race, le sexe, la religion, l’opinion, ou sur autre situation ou circonstance personnelle ou sociale». Sur l’État et la religion, l’article 16 de cette Constitution stipule: «Aucune confession n’est religion d’État. Les pouvoir publics tiennent compte des croyances religieuses de la société espagnole et maintiendront les relations de coopération poursuivies avec l’Église catholique et les autres confessions». Il fallait que la nouvelle Constitution démocratique souligne clairement la séparation entre État et religion.
Dans le livre ‘‘Islam et liberté’’ (1998), Mohamed Charfi écrit: «La paix et la concorde régneront entre les personnes et entre les peuples quand nous aurons clairement séparé politique et religion et lorsque nous auront enseigné les fondements de cette séparation à nos enfants».
L’Espagne de la transition démocratique après Franco ne pouvait avoir comme objectif un «projet politico-catholique de civilisation» que l’aurait rétrogradée au Moyen Âge. Il fallait protéger par la nouvelle Constitution la totale liberté religieuse et de croyance, y compris l’agnosticisme. Le choix a été en faveur d’un État laïque à l’opposé de toute tentation de militantisme laïciste. La liberté religieuse a été, donc, blindée par la nouvelle Constitution. Cette manière d’aborder la liberté religieuse et de croyance, ainsi que la séparation entre État et religion, m’a fait venir à l’esprit une idée que Hichem Djaït a synthétisée dans son libre ‘‘La crise de la culture arabe’’ (2004), comme suit: «On se tromperait lourdement en parlant de ‘‘projet arabe de civilisation’’. Il s’agit là d’une illusion. Nous ferions mieux d’avoir une ambition culturelle plus haute, qui est l’ambition humaine universelle, nécessaire à toute communauté, et qui donne à la vie sa saveur».
Pour moi, il est évident que la base de cette «ambition culturelle» se trouve dans la liberté tout court, y compris, bien sûr, la liberté religieuse dont l’application pratique, en privé ou lors des manifestations publiques, est très riche en «langage symbolique» comme l’est la culture.

L’étude comparative des religions
En 1999, étant en Tunisie, une idée m’est venue pour la coopération: la création d’une chaire Unesco consacrée à l’Étude comparative des religions. J’avais à l’époque des fonctions pour toute la région arabe. J’ai consulté 3 pays de la région avant la Tunisie pour des raisons très simples: en Tunisie existaient déjà  des chaires Unesco. Deux de ces pays que j’ai visités étaient d’accord à condition de créer ce chaire dans des «universités islamiques». L’Unesco voulait l’installer dans une université civile. Le troisième n’a pas voulu, en argumentant que «l’étude des religions» ajouterait un problème de plus à ceux déjà existant dans ce pays. Finalement, j’ai soumis cette proposition à la Tunisie en la personne du ministre de l’Enseignement supérieure de l’époque, Daly Jazy, pour qui j’avais de l’estime personnelle connaissant son passée de militant des droits de l’homme. Tout de suite, il a accueilli ma proposition avec enthousiasme mais il a nuancé qu’il fallait qu’il demande l’autorisation du Palais de Carthage. Il m’a posé une question très précise: «Pensez-vous à quelqu’un pour diriger cette chaire Unesco?» J’ai répondu: «Oui, l’Unesco pense au Pr Abdelmajid Charfi». Le ministre a réagi en me disant qu’il considérait que le Pr A. Charfi est la personne la plus qualifiée pour diriger la nouvelle chaire Unesco, tout en précisant que A. Charfi avait, en ce moment, plusieurs travaux interdits de circulation en Tunisie, raison de plus pour obtenir «la décision» au plus haut niveau. La chaire a été incorporée dans le cadre de l’université Tunis I. Daly Jazy savait que l’Unesco tenait beaucoup à la nomination du Pr A. Charfi et, sans doute, le Palais a considéré cette question comme «mineure». Lors de la mise en œuvre de cette chaire, par sa nature, il fallait, parmi les divers contacts, aller au Vatican, surtout pour obtenir des bibliographies d’appui. A. Charfi et moi-même, nous avons pris le même avion pour Rome. Une fois arrivés, A. Charfi me demande: Vous logez dans quel hôtel pour nous rencontrer demain matin? Et vous ?, lui dis-je. Je suis logé dans la résidence des Pères Blancs, près du Vatican, m’a-t-il répondu. Cette réponse m’a confirmé que le professeur était bien rodé, de longue date, dans les études comparatives des religions.

Eviter toute confrontation «religieuse»
Dans l’Espagne de Franco, étant enfants d’école, on avait «peur» des autres religions ou croyances. Simplement, on les ignorait. Passer devant une synagogue ou un temple protestant désaffectés provoquait chez les enfants une réaction peureuse, tout en traversant vers le trottoir d’en face. Aucun maître d’école n’a enseigné à ces enfants l’existence d’autres confessions religieuses. Les références ont été, plutôt, de mépris comme s’il s’agissait des sectes malignes. Les mots ci-dessus mentionnés de Mohamed Charfi sont plus actuels que jamais: «…et lorsque nous aurons enseigné à nos enfants…».
La transition démocratique en Espagne a du faire un travail pédagogique et objectif pour casser le fait assez généralisé de la «méconnaissance de l’autre, y compris les autre européens», préalable indiscutable pour donner du contenu à la convivialité en démocratie, avec les composantes de liberté, de justice, d’égalité, de pluralisme politique, sans aucune discrimination fondée sur la naissance, la religion, l’opinion ou sur autre situation ou circonstance personnelle ou sociale.
La tâche est complexe, difficile, défiante, dont outil indispensable se trouve dans le système d’éducation secondé par les moyens de communication afin d’éviter toute confrontation «religieuse». Cette tache implique, aussi, une rééducation des parents pour surmonter également toute confrontation «religieuse» au sein des familles.