Là, ça change tout. C’est un autre discours. Il s’agit d’un sit-in pour protester contre les gens qui se trouvent à La Kasbah et qui parlent au nom de tout le peuple. Plus de 2.000 manifestants, dont une majorité d’étudiants, universitaires, artistes et intellectuels se sont donné rendez-vous en début d’après-midi devant la coupole d’El Menzah. Ils ont un seul message à passer et qui n’a rien à voir avec les slogans de la Kasbah. C’est le retour à la normale. C’est ce qu’ils disent et c’est ce qu’on lit sur les pancartes. Ils ne crient pas, ils ne dansent pas et ils ne chantent pas, mais, se disent désolés par ce qui se passe. Ils accusent en premier lieu les collabos de Ben Ali qui font de la résistance, puis d’autres intrus… à la barre: l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) qui n’est pas aussi innocente qu’elle le dit. «Après deux décennies d’hibernation et de coordination étroite avec le Palais Carthage, l’Union veut, d’après un manifestant, se présenter comme une sainte Nitouche et entre-temps, elle a fait le plein de ses caisses.» Autres accusés : tous ceux qui ont participé de près ou de loin aux violences du week-end dernier à Tunis et dans quelques villes du pays.
Sur les pancartes des manifestants, on a lit aussi: «Le peuple n’est pas celui qui occupe la Kasbah», «Ghannouchi, désolés !»… Mais Ghannouchi, c’est fini, il est parti en retraite et la page est tournée.
J’accuse, j’accuse et j’accuse…
«C’est la confusion totale. Qui fait quoi? Qui est l’ami et qui est l’ennemi du peuple? On en a marre de ces gens qui jouent aux héros. On en a marre de nos médias qui font tout sauf leur métier! Chaque clan pointe du doigt l’autre et nous allons tous droit au mur», explique Amira, une étudiante en médecine. Et d’ajouter qu’il était temps (enfin!) de dire assez à tout le monde. «Assez, on est en train de perdre cette révolution et elle risque de tourner au vinaigre, à la haine, à plus de sang», se lamente-t-elle.
Son camarade dit que le pays est au bord de l’anarchie. D’après ce trentenaire, le tableau est de plus en plus sombre et qu’il faut revenir à la raison. Sinon, le pays partira en éclats. «Toutes les parties sont concernées. Il y a le gouvernement qui a gaffé plus d’une fois laissant ainsi des brèches pour ceux qui veulent écorner l’image de la révolution. Tout le monde est devenu révolutionnaire et tout le monde connaît les rouages de la politique et de la démocratie. Bizarre! J’accuse ces parents qui n’ont plus d’autorité et qui laissent leurs enfants s’agiter dans les rues. J’accuse – et là je me joins à ma camarade – les syndicalistes, les premiers à profiter de l’anarchie et qui ne connaissent plus leurs limites. Où vont-ils au juste? J’ignore! Mais une chose est sûre, au lieu de protéger la révolution et le peuple, ils font tout-à-fait le contraire tirant ainsi le pays vers la dérive. J’accuse les milices de l’ancien régime, ainsi que les Rcdistes, grandement impliqués dans la terreur avant, durant et après Ben Ali. Ils savent qu’ils sont les plus perdants dans cette révolution qu’on a voulue pacifique et exemplaire. Eux, ils tirent leurs dernières cartouches… J’accuse ces jeunes et moins jeunes qui, au lieu d’aller travailler et reconstruire le pays, ils sont en train de saccager, casser, piller et incendier... J’accuse tous ceux qui se sont confinés dans leur silence…», lâche un juriste dans une rafale d’accusations.
De la fierté à l’inquiétude…
Dans la foule, un ingénieur qui n’accuse personne. Il dit seulement qu’il n’aime pas s’identifier à ceux de La Kasbah. Il dit aussi qu’il y a un mois, il se sentait si fier de la révolution et aujourd’hui, il est si inquiet pour son pays.
«Dans tout ce paysage, je ne me vois pas du tout. Mais, je dis assez, assez et assez! Les pertes de notre économie se comptent par les milliards. Laissons les politiques faire leur boulot et revenons à nos habitudes et à nos moutons. N’empêche qu’il est de notre devoir de protester, de leur dire sans insulter personne ce qui est bon ou non à appliquer. Mais au nom de Dieu, pas touche à nos acquis! Le Tunisien est considéré comme un civilisé de premier rang et il doit y rester. Alors pourquoi ce gâchis! A voir l’Avenue (l’avenue Habib Bourguiba, Ndlr), j’ai mal au cœur. A voir ces jeunes armés et décidés à semer la peur et à instaurer le désordre, je me sens si petit, un bon à rien, un vaurien…».
Dans le silence, les manifestants défilent. Ils ne crient pas, ils ne dansent pas, ils ne chantent pas… Mais ils sont là. L’ingénieur semble dépassé par les événements. Comme lui, tout ce monde est sur des charbons ardents et les nouvelles ne sont pas très bonnes. Une gare attaquée, un autre mort sur la liste, une entreprise saccagée,… 16 heures, on apprend que Afif Chelbi, ministre de l’Industrie et de la Technologie, a présenté sa démission. Peu de temps après, un autre technocrate, Mohamed Nouri Jouini, le ministre de la Planification et de la Coopération internationale a suivi. Apparemment, tous ceux qui ont travaillé avec le gouvernement de Ben Ali vont sauter.
«Comme Abdessalem Jrad. C’est après coup qu’il s’est manifesté. Il est venu au dernier moment pour ajouter de l’eau à la boue. En tout cas, nous serons ici, tous les jours à 17 heures, c’est-à-dire après le travail ou la fac et nous allons résister à tous les courants», ajoute, tout en frissons, Mehdi, employé dans un magasin de chaussures. Il était trempé par la pluie torrentielle.
Zohra Abid