Il faut mettre fin au chantage entre la liberté et le chaos ou entre la stabilité économique et l’insécurité, souligne ici Abderrazak Lejri, ingénieur informaticien et chef d’entreprise.
D’aucuns ont subitement découvert les vertus du Premier ministre à l’occasion de sa démission sous la pression de la rue.
Ainsi, en contrepoids au sit-in de la Kasbah dans la vieille ville, un rassemblement s’est constitué pour camper cycliquement à la coupole d’El Menzah qui est essentiellement constitué de la classe moyenne et aisée ayant peur pour ses acquis qui réclament «le retour à la normale (?!) afin de stabiliser l’économie nationale».
Sur le plan du principe, rien de plus normal car il est de bonne guerre que toutes les sensibilités se manifestent, l’expression d’avis pluriels étant un garant de démocratie.
Mais n’en déplaise au mouvement de l’Union des Tunisiens libres pour la démocratie, tel qu’il s’est baptisé, M. Ghannouchi a bien fait de partir et il aurait du le faire plus tôt.
Car le fait qu’il s’agisse d’une personne honnête, probe et compétente ne l’exonère pas de complicité – au moins – passive de par sa proximité avec Ben Ali, et qu’il le veuille ou non, il a constitué une réminiscence du Rcd qui a empêché sur le plan symbolique une rupture avec l’ancien régime et la cristallisation du ressentiment envers sa personne a fini par mener le pays à l’impasse, sa responsabilité directe ou induite étant engagée.
Il en est de même des deux ministres ex-Rcd démissionnaires.
En dépit du sentiment légitime d’injustice que peut lui inspirer le fait d’avoir été forcé à la démission, il se doit d’admettre qu’il n’a pas été à la hauteur de la situation notamment par ses atermoiements, son autisme et son manque d’initiatives énergiques imposées par des circonstances certes difficiles de transition, aggravées par un déficit de communication.
Les erreurs de Mohamed Ghannouchi
Ceci est peut être explicable par le fait que durant le règne de Ben Ali, le Premier ministre – dont la fonction fut émasculée par un gouvernement bis au palais – n’avait aucun pouvoir ni force d’initiative contrairement à la situation actuelle compte tenu d’un président intérimaire faible et illégitime qui aurait requis de M. Ghannouchi de jouer pleinement son rôle de chef de gouvernement. Force est de reconnaître qu’à côté de mesures significatives prises au début de son mandat de Premier ministre intérimaire, il a commis plusieurs erreurs qui ont fini par le décrédibiliser et lui soustraire la confiance de la majorité des citoyens.
Ainsi, dans son allocution adressée lors de sa démission, il s’est défaussé sur les médias – dont aucun citoyen honnête ne peut excuser les dérives irresponsables – alors que c’est lui-même qui a nommé Béchir Hmidi (lié par des liens familiaux à Taïeb Baccouche, ministre dans le gouvernement de transition et aux Trabelsi dans les affaires) à la tête de l’Etablissement de télévision tunisienne (ETT).
Il a également subi et entériné un dérapage des revendications catégorielles dont l’Ugtt n’est pas la seule responsable.
Il a de même tergiversé quant à la dissolution du Rcd et des deux chambres et l’engagement des travaux sur l’incontournable «constituante» sur laquelle tout le monde semble in fine s’accorder, arrimé qu’il était à une constitution scélérate et dépassée.
Il est admis que son départ et celui des deux ministres de l’ancien gouvernement de Ben Ali ne va pas obligatoirement résoudre les énormes problèmes latents, mais il en clarifie le contexte et les perspectives.
La pugnacité de son maintien (peut être explicable par le chantage qu’il a du subir par les forces occultes qui tirent encore les ficelles de toutes les actions sous-jacentes à toute décision) nous met en droit de considérer que les Rcdistes estimaient pourvoir encore tirer légitimité et justifications pour manigancer des troubles et des actions de résistance (ne serait ce pas là l’explication de la condamnation tardive de 10 responsables de l’ancien régime samedi dernier).
Bien entendu, les revendications excessives d’appel à la chute du gouvernement tiennent de la surenchère car s’agissant d’un gouvernement de transition en charge de l’expédition des affaires courantes, rien ne s’oppose au maintien des autres ministres et l’intolérance envers un groupe de technocrates (certes cooptés par copinage) sous prétexte qu’ils soient Atugiens ou binationaux est excessive.
Je doute que ces derniers aient la capacité ou des velléités de nuisance pour la double raison que durant la période de transition le pays (sur-administré) peut à la rigueur fonctionner sans gouvernement (la peur du vide qu’on nous brandit n’est pas pleinement justifiée) et que si on met en place rapidement des institutions solides, les élections libres permettront de diminuer l’influence des hommes sur le nouveau système.
Nous savons que la plus grande puissance du monde (eu égard à la pertinence de son système institutionnel) a été gérée et bien gérée par un acteur de série B.
On peut estimer par contre - à juste titre – que le maintien des deux ministres de l’opposition qui ont des ambitions politiques déclarées – somme toutes légitimes – est plus discutable s’ils comptent se présenter aux prochaines élections.
La légitimité du mouvement de la Kasbah
L’affirmation selon laquelle les milliers de personnes rassemblées à la Kasbah représentent une minorité qui veut imposer une «dictature de la rue» et représentent un facteur d’instabilité et de chaos est pernicieuse et erronée.
L’opinion publique a la mémoire courte car n’aurait été le premier sit-in, on serait gouverné aujourd’hui par un gouvernement Rcd bis qui aurait allégrement comploté pour bloquer toute velléité de concrétisation du changement démocratique et empêché la rupture avec l’ancien régime.
L’amalgame actuel et la cabale qui a commencé et qu’on voit venir pour discréditer l’«itissam» de la Kasbah est dans la droite lignée des diatribes de Ben Ali et Friaa qui ont assimilé les jeunes manifestants pacifiques à des casseurs.
Contrairement au message de la campagne médiatique et dont le nouveau «mouvement d’El Menzah» veut être le chantre, les jeunes de la Kasbah (en dépit du fait qu’ils sont hétérogènes et ne représentent pas obligatoirement toutes les composantes de la société) sont des patriotes reflétant la société civile notamment des régions marginalisées, qui font montre de responsabilité dans l’expression de leurs revendications dont la majorité est censée et salutaire pour la concrétisation des acquis de la révolution.
Je ne voie pas en quoi ils seraient responsables de la gabegie économique (ils le sont encore moins que les catégories nanties qui voulaient lâchement profiter de la situation de la déliquescence de l’autorité pour imposer une revalorisation de leurs revenus) ou de l’insécurité (ces jeunes n’ont jamais prôné ou encouragé la violence (dont ils ont été les premières victimes lors du premier sit-in pacifique).
La responsabilité du maintien de l’ordre incombe en premier lieu au gouvernement – mollasson – et à un appareil sécuritaire encore gangréné – non totalement assaini et dont la loyauté n’est pas encore totalement acquise où la majorité des agents font la grève du zèle – car ayant en son sein certains responsables désignés d’exactions – et habitués qu’ils étaient sous Ben Ali à protéger le pouvoir (corps et biens) en lieu et place des citoyens et des biens publics et privés.
Il ne manque plus qu’on accuse les participants au sit-in de la Kasbah dont une partie vient des régions de l’intérieur «qui ne retournent pas chez eux et qui encombrent et créent du désordre dans la capitale de la Tunisie» – qui, à titre de rappel, n’appartient pas qu’à ses riverains – tout désargentés qu’ils sont du financent et de l’organisation des milices et des fauteurs de troubles.
Qu’ils soient chômeurs ou diplômés, certains ont un discours – (non scholastique) forgé par la dure réalité de leur condition difficile et leur vécu – dont la clairvoyance, la perspicacité, la maturité et la justesse dépassent de loin celui de certaines élites surdiplômées des régions et classes favorisées et de la capitale.
J’appelle donc les adhérents du mouvement d’El Menzah – de ne pas tremper dans les tentatives (avouées ou non) de division ayant pour objectif de monter une frange de la population contre une autre, de bannir le discours de haine et de cesser leurs invectives et leurs insultes envers des personnes qui ont la liberté de ne pas partager leurs opinions, si réellement ils veulent se désigner l’Union des Tunisiens libres pour la démocratie pour être en conformité au moins étymologiquement avec la signification de certains termes et attributs de leur mouvement.
Le flottement de la révolution tunisienne
Il faut qu’ils sachent que la minorité agissante leur signifie qu’en tant que majorité (silencieuse ou pas) prônant la stabilité, la sécurité et la liberté (on ne peut qu’acquiescer à ces vœux universels), ils se trompent d’ennemis (les jeunes de la Kasbah ne partagent aucune valeur avec les casseurs de l’Avenue Bourguiba) et d’arguments en appelant au retour de Ghannouchi et ses ministres Rcdistres.
Leur fixation sur le sit-in de la Kasbah opposé au «retour à la normale» peut signifier à la limite – tant qu’à faire – le retour de Ben Ali et des Trabelsi grâce à qui en effet il y avait une situation où la sécurité apparente prévalait dans un pays «mieux tenu» dont les nantis – qui avaient un intérêt à sauvegarder- par leur approche exclusivement vénale, s’accommodaient et où – image de propreté oblige – les ordures étaient certes ramassées tant bien que mal par des éboueurs non titularisés après plusieurs années de service par des administrations on ne peut plus officielles et payés contrairement aux dispositions de la loi moins que le Smig!
Les dommages collatéraux du flottement actuel de la révolution tunisienne – il n’existe pas de révolution sereine – sont, à l’échelle du temps, comparativement négligeables pour peu qu’on ne verse pas dans la haine, les règlements de compte et la petitesse des calculs étriqués associés à des intérêts égoïstes et ou immédiats, à sa classe sociale ou sa région.
Donc, prière de cesser ce chantage à la sécurité selon lequel nous n’aurions que le choix binaire entre la liberté et le chaos, ou entre la stabilité économique et l’insécurité.