Selon Haykel Ezzeddine, journaliste et blogueur basé à Genève, le salut de la Tunisie viendra du mouvement des Tunisiens qui ont «ras-le-bol» de la «dictature de la rue» et de la mainmise de l’Ugtt sur la scène politique. Haykel Ezzeddine, Genève


Les nouvelles sont inquiétantes. Depuis la chute du dictateur Ben Ali, il ne se passe pas un jour sans une manifestation, sans des contestations de tout bord. La télévision d’Etat, reflet du quotidien tunisien est devenue le porte-parole de la population. Depuis la révolution du jasmin, les programmes sont bouleversés. Au menu: débats politiques interminables et, de temps en temps, quelques documentaires animaliers pour se distraire. Plus tard, des films tunisiens sont venus supplier les journalistes débordés par l’actualité citoyenne. Chacun plaide pour lui-même, pour ses affaires... La musique est interdite sauf les chansons patriotiques, nouvelle version. La publicité aussi, mais là qui s’en plaindra? Le sport est banni. Seules les échéances internationales sont respectées, mais pas d’images. Et si un match amical local a lieu c’est à huis clos. La foule fait peur! Et on respecte le deuil des martyrs de la révolution! Jusqu’à quand?

La rue a pris le pouvoir
Ce n’est pas l’anarchie mais ça y ressemble. La rue a certes pris le pouvoir mais elle ne mesure pas l’étendue de l’effet néfaste qui en découle si on ne respecte pas les règles les plus élémentaires du savoir-vivre ensemble.
La démocratie a ses limites, ses règles et ses exigences. Mais en l’absence d’une quelconque expérience dans le domaine et de repères démocratiques, il est difficile d’aller de l’avant. Les revendications sont nombreuses, les attentes aussi. Ben Ali a malheureusement fait le vide autour de lui. L’opposition a toujours existé mais sans grand effet. Plutôt connue à l’étranger qu’à l’intérieur du pays elle ne bénéficie que d’un semblant de légitimité venu d’ailleurs. Banalisé, stigmatisé, traqué, harcelé, peu connu auprès du grand nombre, le militantisme tunisien, qui a pourtant tout donné à son corps défendant pour montrer le vrai visage du pays pendant la dictature, n’a hélas que très peu de poids auprès de l’opinion publique.
Un exemple parmi tant d’autres: le très médiatique exilé en France Moncef Marzouki a été à son retour conspué et chassé de Kasserine, le lieu du départ de la révolution et à la Kasbah au fief du gouvernement. Revenu au pays après un long exil, Marzouki – et il n’est pas le seul, il faut le noter – passe inaperçu. En Tunisie, il n’y a point de sondage politique. Et Marzouki ainsi que Ghanouchi, l’islamiste tant craint, passent pour des parias.
Absence de légitimité, manque de visibilité et l’adage nul n’est prophète en son pays trouvent tout leur sens dans ces deux cas. Ni l’un ni l’autre n’a une légitimité populaire et ne fédère aucun vrai consensus autour de leur personnalité auprès des tunisiens de l’intérieur.

Tout, tout de suite!
Bon nombre de Tunisiens veulent faire des raccourcis. Quelques jours seulement après le départ forcé de Ben Ali et sa clique, ils veulent comptabiliser cash et engranger les bénéfices de la révolution. Tout, tout de suite et à n’importe quel prix. Les tensions sociales qui se manifestent par des grèves sans fin et par des manifestations des fois violentes desservent le peuple et gangrènent l’économie du pays. Des exactions sont commises, nous dit-on, par des milices pro Ben Ali et le fort syndicat Ugtt, qui a collaboré jadis avec l’ancien gouvernement, continue à manipuler les foules. Le pouvoir au peuple, pourquoi pas, mais pas de cette façon. Des élections sont programmées pour le mois de juillet. Pourrait-on patienter jusque là?
Tous les ministres qui ont travaillé avec Ben Ali ont été remerciés, limogés, démissionnés, congédiés. Le dernier à partir est le Premier ministre Mohamed Ghannouchi, qui a démissionné dimanche suivi par Elyes Jouini, ministre chargé des Réformes économiques et sociales, de Afif Chelbi, ministre de l’Industrie et de la Technologie, et de Faouzia Charfi, secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur.
Le successeur de Ghannouchi, Béji Caïed Essebsi, ex-ministre sous Bourguiba n’a pas encore eu le temps de chauffer son siège que déjà des voix s’élèvent pour le faire remplacer. Heureusement, ils ne sont pas nombreux à vouloir son départ du moins pour le moment. La fronde s’organise maintenant autour de ceux qui ont «ras-le-bol» de la «dictature de la rue» et de la mainmise du président de la puissante Ugtt, Abdessalam Jrad, pour contester à tout va la légitimité de tel ou tel autre membre du gouvernement.
Le salut de la Tunisie viendra certainement de ce mouvement qui commence petit-à-petit à prendre forme.