Le souffle de la révolution tunisienne aura ébranlé la quasi-totalité des institutions du pays. Une seule aura maintenu à ce jour son appareil intact: la centrale syndicale tunisienne. Mais pour combien de temps encore? Par Nejia Ben Othman
C’est plutôt surprenant de voir une structure syndicale gangrénée par de nombreuses années de clientélisme et de corruption au plus haut niveau épargnée par le tremblement de terre politique que vient de vivre la Tunisie. Au-delà du maintien des figures dirigeantes de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt), la centrale, ou du moins certains de ses responsables, ont le luxe de jouer sans complexe un rôle central dans les pourparlers de ces dernières semaines. Il n’échappe à personne l’ambition renouvelée du vieux syndicat de peser de tout son poids sur la frêle vie politique tunisienne.
Epargnés par la lame de fond
Il est donc opportun de s’interroger sur cette résistance surnaturelle de la forteresse syndicale dans cette tempête de règlements de comptes qui a suivi la chute de l’ancien régime. Comment des responsables, avec à leur tête le secrétaire général Abdessalem Jrad, qui était encore aux côtés du dictateur la veille du 14 janvier, sont-ils encore debout, épargnés par une lame de fond que l’on aurait imaginé venir de l’intérieur du syndicat.
En fait, certains membres du bureau exécutif, clairement menacés de suivre dans sa chute le dictateur, se sont engouffrés par un tour de passe-passe bien orchestré dans la porte de sortie offerte par les ténors de la Fédération de l’enseignement primaire et secondaire. Un pacte gagnant-gagnant où s’entremêlent la cupidité des uns et les convictions idéologiques des autres.
En effet, suite aux opérations coup de poing organisées dans le secteur éducatif au lendemain de la fuite de Ben Ali et les balbutiements de l’ancien Premier ministre Ghannouchi, l’Ugtt s’est progressivement réapproprié la révolution populaire dans laquelle elle a initialement joué un rôle secondaire. Ses négociateurs vedettes sont alors propulsés en avant, remis sur les rails pour l’occasion par un jeu d’alliances.
L’ultime rempart à la dictature
Héritier d’un prestigieux passé dont la nostalgie rassemble et alimente nombre de fantasmes, l’Ugtt a toujours constitué une caisse de résonnance des sensibilités politiques animées dans le pays. De militants de l’ancien parti-Etat aux fidèles de la pensée stalinienne en passant par les nationalistes arabes, la marmite syndicale abrite depuis toujours une pluralité idéologique qui se côtoient et s’affrontent en famille. Rien de surprenant dans un pays ou le syndicat unique a constitué depuis plusieurs décennies l’ultime rempart à la dictature.
La révolution a donc brisé la glace. Les rapports de force au sein de l’Ugtt s’exercent désormais au grand jour, s’emparant au passage de la scène politique nationale. Nous avons désormais un acteur poids lourd, fort d’un réseau à l’échelle national et fort de militants sur le terrain, dont les plus virulents, pour le moment, sont ceux qui portent l’ambition d’un projet de société aux couleurs rouge vive et verte.
Les radicaux mènent la danse
Le problème ne se limite donc pas aux membres du bureau exécutif ou autres secrétaires d’unions régionales compromis, mais plutôt à ce que servent ces individus pour continuer à jouer un rôle dans la Tunisie postrévolutionnaire, ou du moins éviter une sortie sans honneur.
Concrètement, nous assistons depuis la révolution à une vassalisation à des fins idéologiques d’un bureau exécutif consentant et intéressé, réduisant le géant syndical à l’état de marionnette. Désormais, ce sont donc les coalitions internes entre les unions sectorielles puissantes, fortement imprégnées d’une doctrine de gauche radicale, qui mènent la danse avec à leurs têtes, principalement, le Syndicat de l’enseignement primaire, de l’enseignement secondaire, les médecins de la santé publique ou encore la Fédération des Ptt.
Dans ce nouveau contexte, l’Ugtt ne défend pas l’intérêt des travailleurs tunisiens. Pour preuve: les rares concertations officielles organisées avec les militants depuis la révolution. C’est une organisation asservie qui constitue, depuis plusieurs semaines, un moyen puissant de dresser un jeu d’alliances dont les fondations sont directement liées à des courants idéologiques et partis appartenant au spectre politique tunisien.
Il ne s’agit évidemment pas de remettre en question la force de proposition que peut constituer ces courants mais plutôt de souligner la manipulation et l’instrumentalisation d’un acteur social à des fins exclusivement politiciennes. Relayant au second plan son rôle de canalisateur de la contestation sociale, l’Ugtt a ainsi embrassé le rôle politique tant convoité par certains.
Impulsée par des alliances tentaculaires, l’Union s’est donc naturellement érigée comme chef de file des gardiens de la révolution, position bien plus confortable que le dossier social explosif. Il en résulte des prérogatives surprenantes colportées par des déclarations pour le moins virulentes. Les têtes d’affiche valident ou révoquent dans la précipitation telle ou telle décision d’un gouvernement provisoire trop moue et contribuent dans la foulée à décrédibiliser toute alternative à l’option du Conseil de sauvegarde de la révolution. Dans cette perspective, cette idée initialement noble laisse entrevoir des signes alarmants de dérives.
Les stratèges syndicalistes l’ont bien compris: la radicalisation actuelle du front des défenseurs du Conseil de sauvegarde de la révolution commence à jouer en leur défaveur et affaiblit le principe même proposé de contre-pouvoir. L’opinion publique ne suit plus. En quelques jours, nous assistons à des déclarations contradictoires qui laissent transparaitre les rapports de force qui se jouent dans la cabine de pilotage de la machine syndicale.
Jrad semble désormais officiellement relâcher la pression. Il a bien compris qu’il a tout à y perdre, l’Ugtt ne peut être réduit à un pantin et ne doit pas se contenter de jouer uniquement sur le plan politique, il est de sa responsabilité historique de reprendre en main le dossier social et rassurer les partenaires économiques.
La dérive politicienne de l’Ugtt
Si ce redressement n’est pas confirmé dans les jours et semaines qui suivent, l’histoire portera un regard sévère sur la dérive politicienne de l’Ugtt. Pire encore, les forces œuvrant dans l’ombre vont se faire un plaisir de transformer aux yeux des citoyens un acteur fondamental pour le pays en coupable désigné. Il est également de la responsabilité des autres militants syndicalistes, entre autres composés par de nombreux secrétaires généraux de fédérations et d’unions régionales, de faire entendre leur voix au-delà de la solidarité corporatiste.
Il est connu de tous que l’Ugtt est constitué par une oligarchie pour le moment silencieuse, ou du moins timide, qui pourrait jouer un rôle. Un club, campé sur ses privilèges et peu propice à la confrontation, qui tarde à offrir une alternative crédible pourtant urgente, laissant la place à une possible déstabilisation du pays en proie à une lutte de clans.
Un son de cloche syndical sur lequel danse depuis plusieurs semaines le gouvernement provisoire, à coups de démissions parfois nécessaires, parfois défaitistes ou tout simplement par pur calcul politique. Il revient à chacun d’entre nous de ne pas laisser cette transition démocratique avancer au rythme d’individus qui gardent en commun une lecture paternaliste de la situation et qui ont la prétention de dicter au peuple tunisien ce qui est le mieux pour lui.
Citoyennes, citoyens, majorité silencieuse, faites du bruit !