M. Caïd Essebsi sera reçu par M. Obama, jeudi à Washington. La semaine qui suit, il rencontrera, à Berlin, ses homologues du G7. De sérieux tests pour son savoir-faire diplomatique.
Par Carlotta Gall*
L'épreuve à laquelle fait face Béji Caïd Essebsi, 88 ans, l'homme qui, en décembre dernier, arracha la victoire à la première élection libre et indépendante de l'histoire de la Tunisie, découragerait tout autre dirigeant plus jeune que lui: il est appelé à consolider les acquis démocratiques, transformer de fond en comble l'économie du pays et préserver l'unique success story des soulèvements du Printemps arabe.
«Les seuls à avoir mené la démocratisation jusqu'au bout»
Pour les jeunes de la révolution tunisienne, qui ont renversé la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali, il y a 4 ans, M. Caïd Essebsi représente le retour de l'ancien régime et des veilles manières de faire les choses. Aux yeux des supporters de cet homme, 'Bejbouj', comme ils aiment à l'appeler, a gagné la confiance de nombreux Tunisiens avec son insistance sur l'obligatoire instauration d'un Etat fort et d'une société laïque et moderne – contrastant nettement, en cela, avec ce que le pays a connu, pendant 2 années chaotiques, sous la direction des islamistes d'Ennahdha qui ont remporté les premières élections libres en Tunisie, le 23 octobre 2011.
«Nous avons réussi à mettre en marche le processus de la démocratisation, ce qui est rare – nous sommes le seul pays à l'avoir mené jusqu'à son terme, ainsi que vous pouvez le constater», nous a déclaré M. Caïd Essebsi, lors d'un entretien la semaine dernière, au Palais de Carthage. «Cependant, si nous souhaitons préserver ce que nous a accompli et le protéger contre toute menace. Nous devons continuer à aller de l'avant, bien faire notre travail et, par-dessus tout, nous sommes dans l'obligation de réaliser des progrès sur le terrain économique.»
M. Caïd Essebsi se déplacera aux Etats-Unis où il rencontrera, jeudi, le président Obama. Et, la semaine suivante, il se rendra en Allemagne en tant qu'invité du G7.
En ces 2 occasions, bien évidemment, un hommage sera rendu aux nombreuses réussites de la Tunisie. Egalement, le président tunisien en appellera, discrètement, à ses pairs occidentaux de joindre l'acte à la parole et de délier les cordons de leurs bourses pour aider son gouvernement à financer son très coûteux programme de réformes structurelles de l'économie, pour attirer les investisseurs et créer des emplois, une des revendications principales de la révolution.
«La Tunisie a ses problèmes, des problèmes de sécurité et des problèmes économiques», nous a-t-il confié. «Nous faisons face à une situation particulièrement difficile, et pour nous en sortir, nous avons besoin de soutien.» (...)
M. Caïd Essebsi a repris du service politique au lendemain de la révolution, pour assurer l'intérim gouvernemental, garantir la tenue des élections à l'Assemblée nationale constituante (ANC) et remettre le pouvoir à son successeur qui a été librement élu, lors du scrutin du 23 octobre 2011.
«Ennahdha s'est petit à petit tunisifié»
Par la suite, M. Caïd Essebsi a été le co-fondateur du parti de Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie), et au lendemain de deux assassinats politiques en 2013 (ceux de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi) qui ont généré une importante vague de protestations, il a mené un mouvement qui a eu raison de l'impopulaire gouvernement dirigé par les islamistes d'Ennahdha.
Mais, contrairement à ce qui s'est passé en Egypte, où les militaires ont pris le pouvoir et violemment réprimé les islamistes du pays, la Tunisie a su négocier ce tournant décisif avec beaucoup de souplesse et réussi aisément le transfert du pouvoir des islamistes aux laïcs – dans une très large mesure, grâce à la perspicacité de M. Caïd Essebsi.
Au plus haut point des tensions en 2013, alors que le pays était au bord de la guerre civile, M. Caïd Essebsi a tenu une série de réunions privées avec le président d'Ennahdha Rached Ghannouchi, 77 ans, pour sortir le pays de l'impasse politique qui le paralysait. Depuis, les deux hommes se rencontrent et se consultent régulièrement.
M. Caïd Essebsi ne s'est jamais vanté d'être l'unique concepteur de la transition pacifique en Tunisie. «Nous avons la chance de ne pas avoir une armée forte», reconnaît-il. Mais son acceptation de l'idée que les islamistes ont un rôle politique à jouer et sa décision de traiter avec eux ont, elles aussi, rendu possible la solution démocratique en Tunisie. «En vérité, Ennahdha est une formation dont le paysage politique tunisien a besoin actuellement», nous a-t-il déclaré.
Son parti a remporté les législatives d'octobre 2014 et dirige actuellement une coalition gouvernementale. Ennahdha, qui est la 2e formation politique du pays, est membre de cette équipe gouvernementale. «Pour l'instant, nous cohabitons ensemble, nous les acceptons et ils nous acceptent», affirme-t-il, ajoutant que, «jusqu'ici, cela marche.» M. Caïd Essebsi, un laïc convaincu, explique que s'il a pu ainsi travailler et coopérer avec Ennahdha, c'est tout simplement parce que ce dernier a accepté de mettre de côté une partie importante de son agenda islamiste.
«Ennahdha, nous a-t-il dit, s'est petit à petit tunisifié. Il devrait persévérer sur la même voie. Le jour où nous sentons qu'il y a un affaiblissement du gouvernement ou de l'Etat, et qu'ils (les Nahdhaouis, Ndlr) ont changé, alors nous nous ressaisirons et nous les combattrons à nouveau.»
«Si nous divisons la Libye en 2, nous multiplierons les problèmes par 2»
Tentant de se remettre de près d'une soixantaine d'années de dictature, la société tunisienne demeure profondément divisée. (...)
M. Caïd Essebsi a appelé à la réconciliation nationale, insistant que le soutien et la fidélité à la patrie soient placés au-dessus de toutes les considérations et calculs partisans. C'est le même message qu'il adresse à la Libye voisine, où des factions en conflit déchirent le pays et où des extrémistes, des trafiquants d'armes et d'êtres humains exploitent le chaos généralisé.
La Tunisie est déjà confrontée à la menace jihadiste dans la région occidentale du pays, et elle lutte, dans le même temps, pour empêcher que les armes et les extrémistes ne s'infiltrent à travers sa frontière poreuse avec la Libye. Les deux terroristes qui ont trouvé la mort lors de l'attaque contre le musée national du Bardo de mars dernier qui a coûté la vie à 21 touristes étrangers, ont été entraînés en Libye, nous a rappelé M. Caïd Essebsi.
A son avis, les pourparlers entre les factions libyennes que parraine l'ONU avancent trop lentement, mais il s'oppose à toute intervention militaire en Libye. L'ingérence étrangère dans ce pays n'a fait qu'aggraver la situation et les divisions, dit-il, et «si nous choisissons de diviser la Libye en 2, nous ne résoudrons pas le problème. Au contraire, nous les multiplierons par 2.»
Les proches collaborateurs de M. Caïd Essebsi nous ont confié qu'il est disposé à jouer un plus grand rôle en vue d'apporter une solution à la crise libyenne. Il a eu l'occasion, à plusieurs reprises, de rencontrer des représentants des factions libyennes principales et a appelé à élargir le dialogue pour associer à ces consultations les voisins immédiats de la Libye. «Tout cela demande, bien évidemment, du temps. Mais il n'y a aucune autre issue. Il ne peut y avoir de solution militaire à cette crise», insiste-t-il.
Il déplore que les factions libyennes aient été bien plus occupées à se combattre les unes les autres et qu'elles aient perdu de vue que, dans le même temps, les extrémistes, y compris les jihadistes de l'Etat islamique (Daêch), ont profité de cette confusion pour asseoir leur présence et leur influence dans le pays. «Pour l'instant, chacune des factions libyennes rejette l'autre. Je pense que, là, elles vont comprendre que si elles sont vraiment patriotiques, elles devraient se mettre d'accord. Mais elles ne sont pas toutes patriotiques», conclut-il.
Traduit de l'anglais par Moncef Dhambri
Source : ''New York Times''.
*Carlotta Gall, journaliste et auteure britannique, est actuellement rédactrice au ''New York Times'' (NYT). Avant de rejoindre le quotidien new-yorkais, elle a été contributrice free-lance à des publications britanniques (''The Independent'', ''The Times'' et ''The Sunday Times'') et américaines (''USA Today'' et ''Newsweek''). Sa carrière comprend, notamment, la couverture, pendant 12 ans, des évènements afghans et pakistanais pour le compte du NYT.
**Le titre anglais de l'article de Carlotta Gall est: "Tunisian President Looks for Help in Sustaining Arab Spring Progress" (Le président tunisien en quête de soutien pour renforcer l'avancée du Printemps arabe).
***Les titre et intertitres sont de la rédaction.
Illustration : Photo Mauricio Lima pour ''The New York Times''.
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