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Il est probablement trop tôt d’émettre des idées sur le devenir des relations de la nouvelle Tunisie avec son voisinage. Les évènements tragiques en Libye et leurs conséquences dévastatrices n’ont, hélas, pas encore dit leur dernier mot.
Par Me Taoufik Ouanes


taoufik-ounaiesCependant, il est important de rappeler quelques fondamentaux des relations de voisinage auxquels le peuple tunisien a toujours adhéré. Par voisinage, nous entendons essentiellement les relations intermaghrébines et les relations avec l’Union européenne.

Quid du Grand Maghreb?
Pendant un demi-siècle, c’est-à-dire depuis l’indépendance des pays du Maghreb, la poursuite des desseins politiques des gouvernants a toujours fait avorter la volonté profonde des peuples pour la construction du Maghreb. Souvent au détriment des droits de l’Homme et des peuples.

Entre les positions maximalistes et angéliques qui appellent à une unification totale, immédiate et linéaire, et les positions égoïstes et négationnistes qui prônent un nationalisme d’un autre âge, le projet de la construction du Maghreb a été sérieusement malmené.
Pire encore, des conflits territoriaux et des chicaneries politiciennes ont été artificiellement provoqués et coûteusement entretenus.
Cependant, les peuples – comme les faits – sont «têtus» comme le dit John Adams et la volonté de construire le Maghreb n’a jamais disparu. Ceci s’est illustré tout au long des dernières décades par l’approfondissement des liens historiques sur les plans humains, familiaux, touristiques et culturels. Les aspects économiques, même à petite échelle, sont également devenus un vecteur d’intégration économique que personne ne peut évacuer. Même s’ils sont à un état embryonnaire de sérieux partenariats commerciaux, industriels, financiers, touristiques et autres ont été initiés.
Ainsi les agents économiques et humains ont dépassé  aussi bien la frilosité que les calculs politiques. C’est dans ce contexte, très sommairement décrit, qu’est intervenue la victoire de la révolution tunisienne et que se déroule encore la révolution libyenne.
Il est dans la logique des choses que tous ces événements soulèvent des appréhensions et même des inquiétudes dans les autres pays du Maghreb. Pourtant, il serait une erreur historique que ces événements deviennent une raison ou un prétexte pour approfondir davantage les incompréhensions et les égoïsmes.
En effet, et si on veut utiliser un langage diplomatique et poli, nous dirions que les propos du Colonel Kadhafi au lendemain du 14-Janvier sur la révolution tunisienne relèvent de l’ingérence grossière dans les affaires d’un autre Etat. Mais si l’on est animé de la conviction du destin commun des peuples maghrébins, les propos du Colonel s’apparenteraient plutôt à une insulte à l’histoire et au futur du Grand Maghreb. De telles insultes pourraient dangereusement ressusciter les vieux démons de la division et des luttes intermaghrébines. On se retrouvera alors en train de gloser indéfiniment sur les spécificités nationales de chaque pays, les différences des régimes politiques, le degré de richesse et de développement, les conflits territoriaux, etc. La liste pourra être encore plus longue et risquera d’attiser les esprits chagrins des nationalismes rétrogrades. Une telle pente pourrait même entrainer des tensions, des velléités hégémoniques et – Dieu nous en garde – des conflits même armés.
De telles craintes peuvent facilement être crées par des manipulations ou des maladresses. C’est pour cela qu’elles doivent être fermement combattues pour ne pas éteindre les espoirs profondément partagés par les peuples du Grand Maghreb.       
Certes, le pansement des blessures subséquentes aux événements de ce début d’année prendra beaucoup de temps et d’efforts sur le plan interne. Mais il serait erroné de négliger le retentissement sur le plan externe.
Reléguer la question des relations avec les voisins immédiats et la construction du Grand Maghreb au prétexte de l’urgence interne serait de la cécité politique. Le nouveau Premier tunisien, Béji Caïed Essebsi, sera certainement attentif à cette question, car elle constituera un motif d’espoir et d’engagement pour la jeunesse tunisienne et maghrébine qui a besoin de s’inscrire dans un projet d’avenir et d’espoir. Et quoi de plus mobilisateur que la construction du Maghreb!
La Tunisie nouvelle devra faire de la construction du Maghreb un axe d’action fondamental et prioritaire, non seulement en paroles et en poncifs, mais en une action concrète et immédiate.
La première de ces actions serait de dépêcher aux autres pays du Maghreb des émissaires de grand calibre pour expliquer et rassurer, démarche qui aurait due être entreprise au lendemain de la révolution. Le message de cette démarche devrait être un message de fraternité et de solidarité de la Tunisie nouvelle envers les peuples maghrébins frères.
La deuxième de ces actions serait d’initier une refonte profonde de l’Union maghrébine pour qu’elle devienne une enceinte débarrassée de tout concept ou entrave souverainistes obsolète.
La dynamique créée par la révolution tunisienne et les espoirs que ressentent actuellement les peuples du Maghreb doivent être mis à profit pour relancer la machine de la réunification du Maghreb. Chaque Etat doit mettre du sien et dès la fin des turbulences politiques et sécuritaires, on serait bien inspiré d’appeler à un sommet de travail entre les chefs d’Etats et de Gouvernements du Maghreb afin d’instituer des mécanismes dotés de compétences supranationales précises et souverainement consenties.
Le temps des suspicions réciproques entre les pays du Maghreb est révolu et doit laisser la place à une confiance mutuelle et à une communauté de vision et d’action.
Si l’Union européenne (UE) a pu naître après une guerre dévastatrice et se raffermir après une révolution libératrice de l’oppression soviétique, l’Union magrébine (UM) pourra certes se réaliser après une prise de conscience populaire des peuples de la région, élément fécond d’une telle construction. Soyons clairs: l’UE n’est ni un modèle ni un module pour le Maghreb. Elle est une source d’inspiration et une motivation pour mettre en pratique le fameux «Yes we can»! Nous aussi!

Quid de l’Union européenne?
Nul doute que l’UE fait partie du voisinage de la nouvelle Tunisie et du Maghreb. Cependant ce voisinage peut être, à la fois, source de craintes et d’espoirs.
L’avènement de la Tunisie nouvelle a déclenché une dynamique aussi bien originale qu’inattendue dans les relations avec l’UE. Juste avant la révolution du 14 janvier, l’UE «traînait la patte» – à juste titre d’ailleurs – pour l’octroi du «statut avancé» à la Tunisie. Cette position de l’UE comportait des fausses notes notoires. Entre la position de certains pays européens qui se déclaraient ouvertement en faveur de l’octroi de ce statut «inconditionnellement» et celle de certains pays qui émettaient de timides réserves, l’UE, en tant qu’institution, se trouvait en porte à faux vis-à-vis de tous ses Etats membres et de la Tunisie bien sûr!! Mais la révolution tunisienne est venue balayer, magistralement, aussi bien l’empressement calculé des uns que les molles objections des autres. Mieux encore: on a recommencé à croire à la possibilité d’instituer un partenariat solide et stratégique entre l’UE et le Maghreb en tant que deux espaces économiques et culturels voisins!
Beaucoup de responsables Européens, au plus haut niveau, sont venus à Tunis et ont envoyé des messages d’espoir sincères et clairs dans cette direction. Il faut rendre justice à l’UE et à ses responsables qui ont, depuis un moment déjà, appelé les pays du Maghreb à s’entendre afin de constituer un espace économique commun, uni et solidaire. Il en va aussi bien de l’intérêt du Maghreb que de l’UE que de traiter d’ensemble à ensemble.
Cependant, deux événements sont venus réveiller des craintes et susciter des interrogations: le flux massif des clandestins vers Lampedusa et la cruauté des massacres en Libye avec leurs conséquences en exil et en dénuement. On pourra y ajouter également l’incertitude qui plane encore dans certains milieux européens sur l’inéluctabilité de la chute de Khadafi. Du coup, certains vieux démons se sont réveillés!
Du côté des Maghrébins aussi on a commencé à mettre en doute la sincérité des réactions de l’UE, en répétant à satiété que tout cela n’obéit qu’à la sempiternelle vision égoïste des intérêts européens et qu’il ne fallait pas s’y prendre!
Ainsi, un nuage de craintes réciproques s’est installé sur ces relations aussi bien au niveau des Etats qu’à celui des peuples. L’enthousiasme retombé, on vit actuellement une période de «wait and see» réciproque, qui risque de laminer les espoirs.

En guise de conclusion
Les responsables et les peuples du Maghreb devront tout mettre en œuvre pour dépasser leurs contradictions internes et renoncer à la vision souverainiste à outrance. A ce propos il faudrait s’atteler immédiatement à résoudre tous les conflits régionaux dans une approche d’unité maghrébine et non d’individualisme  nationaliste
Tous les responsables du Maghreb, devront redonner à leurs peuples la foi dans un projet du Grand Maghreb réaliste moderne, démocratique uni et solidaire. Un tel projet sera mobilisateur pour la jeunesse qui retrouvera ainsi sa place dans le mouvement de l’histoire.
Les responsables et les peuples du Maghreb, sans complexe ni rancune et en tant qu’espace commun et uni, pourront instituer ainsi avec l’Europe une coopération digne et stratégique.
En reflet, les responsables et les peuples européens devront cesser de penser que les Maghrébins ne sont, au mieux, que des immigrés clandestins, ou au pire des fanatiques dangereux. Il faudrait réapprendre la tolérance et le respect de la culture des Maghrébins. Ces derniers, tout comme les Européens sont dignes de respect et capables de se rebeller contre la tyrannie et la violation de leurs droits fondamentaux.
A la suite de ces évènements historiques, aux uns et aux autres incombera le devoir et  de les transformer en chance  d’espoirs communs et non en prétexte de craintes réciproques.

* Maître Taoufik Ouanes, avocat et ancien fonctionnaire de l’ONU