Extrait du rapport ‘‘The Arab democratic wave: How the EU can seize the moment’’ (La vague démocratique arabe: Comment l'UE peut saisir le moment), publié début mars par l’Institute for Security Studies*.
Le silence relatif de l’élite politique marocaine face aux événements survenus en Tunisie à la fin de 2010 et en janvier 2011 est frappant. L’absence de réaction à ce précédent «inattendu» peut s’expliquer surtout par l’affaiblissement général des acteurs politiques marocains, le rétrécissement du débat public et les limites actuelles de la chose politique dans le pays.
Le «potentiel impressionnant de l’élite» tunisienne
De nombreux Marocains pensent que le modèle tunisien a été un frein idéologique et politique pour la démocratisation pour deux raisons: d’une part, le poids des thèses selon lesquelles le développement économique primerait sur le politique; de l’autre, la conviction qu’une ouverture ne peut se faire qu’en faveur des islamistes.
Ils se posent plusieurs questions: Quels changements ces événements permettent de décrypter au Maroc? Quelles sont leurs chances de s’y reproduire? Quel est l’avenir de la démocratie dans la région?
Le mode de contestation sociale engendré par le geste de désespoir du jeune Tunisien n’est pas inconnu au Maroc, mais les mouvements populaires (Sefrou,
Ifni) s’essoufflent vite car la carte sociale du pays est très fragmentée. En Tunisie, où les classes moyennes sont au centre de la configuration sociale du pays, y a-t-il homogénéisation des interactions politiques, économiques, sociales et culturelles? Le Maroc est-il sur cette voie?
La résistance tunisienne a témoigné du potentiel impressionnant de l’élite; une renaissance des forces politiques traditionnelles semble avoir lieu progressivement et de nouvelles formations, différentes des précédentes, pourraient émerger à travers soit la cooptation traditionnelle soit une plus grande acceptation des oppositions.
Le rôle (jusque là) positif de l’armée tunisienne
À noter également que l’armée, après avoir refusé de s’associer à la répression commandée par le pouvoir, a soutenu la révolte populaire, l’appelant même à former des comités locaux de quartiers pour s’opposer au régime. Après le départ du président tunisien, beaucoup ont pensé qu’elle se préparait à prendre le pouvoir. Cela ne semble pas être le cas pour l’instant, mais cette possibilité ne doit pas être exclue. De nombreuses forces alternatives ont été affaiblies par une récupération de type primaire; l’opposition était muselée et les organisations d’avocats ou de défense des droits de l’homme ainsi que les syndicats étaient loin d’apparaître comme des acteurs alternatifs.
Mais l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt), qui n’était pas un acteur politique, a joué un rôle déterminant. Au Maroc, où le multipartisme est profondément ancré, la situation est différente et l’alternative à un supposé parti-État ne serait pas celle d’un syndicat unique comme en Tunisie.
Depuis des mois, les Tunisiens exprimaient leur écœurement et leur désespérance dans différentes instances. Corruption, atteintes à la dignité, dérives autoritaires, espace social et politique verrouillé par un parti-État omniprésent, la dictature avait franchi le seuil du tolérable; en témoignait, comme pour l’Irak baathiste, le nombre considérable d’exilés partout dans le monde. Lorsque la situation sociale est devenue plus grave, l’encadrement policier s’est radicalisé; l’appareil tunisien semblait trop primaire pour intégrer les composantes de l’opposition.
Des mouvements sociaux diversifiés et autonomes
Le despotisme lui-même a considérablement affaibli l’État, la société s’est renforcée avec l’émergence un peu partout de mouvements sociaux diversifiés, relativement autonomes. Les performances sociales de l’État autoritaire ont fini par jouer contre lui car l’élévation du niveau de vie a fait monter exponentiellement les aspirations politiques et sociales. Cette Tunisie-là commençait pourtant à être admirée par une partie non négligeable de la classe politique marocaine. Son effondrement pourrait contribuer à revitaliser la vie politique marocaine.
En Tunisie, l’alternative islamiste n’apportait aucune réponse ni à la question politique ni à la question sociale: le discours et les projets d’action portent sur les grandes questions théologico-politiques, comme l’État et la société islamiques, la religion, la constitution, les élections. Le programme économique et social islamiste paraît peu convaincant, alors que les réseaux caritatifs semblent s’être épuisés. Dans le contexte tunisien, la connexion entre le religieux et le politique a peu de chances de se produire.
Les risques d’islamisation restent stigmatisés mais cela semble plutôt minime.
L’idée des islamistes comme élément d’une coalition semble l’emporter.
Le scénario tunisien ne se reproduira pas de la même façon dans tous les pays car les problématiques sont différentes. Cependant, les événements de Tunisie pourraient relancer des processus d’émulation dans la région et le redéploiement des forces populaires et des revendications politiques, économiques et sociales. Partout, les forces de sécurité sont devenues des acteurs incontournables, avec un rapport à la société aujourd’hui plus complexe. D’autres points communs existent: sentiment de répulsion à l’égard des anciennes formes d’autoritarisme, économie politique comparable, centralité des questions sociales, montée en puissance de la problématique de la dignité.
Cependant, certaines interactions ne peuvent être ignorées: la chute du fameux «modèle tunisien» est invoquée par les acteurs politiques, marocains entre autres, qui cherchent à retarder l’émergence de la démocratisation dans l’ensemble de la région. La présence de régimes autoritaires empêche certaines expériences comme celle du Maroc, toujours en développement, d’aller trop loin et trop vite. Lors du Processus de Barcelone II, le refus des États arabes de promouvoir la libéralisation de leurs régimes a stoppé le pouvoir marocain dans son élan. Selon Wikileaks, le président déchu exprimait lui-même sa crainte de voir les islamistes prendre les rênes du pouvoir au Maroc.
Jusqu’ici, plusieurs perspectives de développement paraissaient possibles. Dans le contexte actuel, le passage à la démocratie intégrale ne semble pas réalisable. Les «mesurettes» ne suffiront pas non plus, même grâce à des campagnes de communication disproportionnées. La perspective la plus plausible est celle de réformes substantielles sur le court terme, dont la somme pourrait induire un changement.
La démocratisation pour calmer la demande sociale
Le retour en arrière ou le statu quo sont-ils encore possibles? Cela est difficile à imaginer au point où en sont ces sociétés, leurs États et leurs classes politiques. Deux évolutions non démocratiques ne sont pas à exclure non plus:
•• Le pouvoir pourrait privilégier les besoins fondamentaux les plus urgents, en reportant par exemple la suppression des aides pour les produits de première nécessité ou, le cas échéant, la baisse des prix de ces produits, en plus des allocations de ressources de nature diverse. Avec, pour finir, le renforcement des politiques de subvention, voire la création d’emplois publics pour les jeunes.
•• Il pourrait partir du principe que les conflits sociaux ne doivent pas se transformer en conflits politiques. La démocratisation contrôlée peut servir à calmer la demande sociale en impliquant plus de monde afin de partager le contrôle des populations. Associer les oppositions au gouvernement pour pouvoir négocier plus durement. Est-il plausible de choisir de faire de concessions et d’élargir des systèmes d’alliances politiques dans la mesure où les ouvertures sont nécessaires pour conserver le pouvoir?
Les secousses qui parcourent dans la phase actuelle l’organisme marocain présentent nombre d’aspects communs avec ceux de la Tunisie et d’ailleurs: le recul des partis politiques, une fermeture relative du pouvoir sur lui-même, le fait qu’il fonctionne peu comme machine d’intégration, l’affaiblissement des relais que sont les partis politiques et les syndicats, un parlement qui n’apparaît pas comme l’institution centrale de la vie politique et institutionnelle, les indicateurs économiques et sociaux porteurs d’insuffisances et de déficits (taux de croissance, tendance démographique, chômage, pauvreté), une recomposition sociale et une intensité du mouvement social qui rappellent nombre de situations « révolutionnaires » arabes du contexte actuel (ouvriers, opposants habituels au régime, mêlés aux islamistes, jeunes désœuvrés, défenseurs des droits de l’homme), une ambiance d’affairisme effréné manquant souvent de transparence.
Le cas marocain est tout de même aggravé par l’idée qui semble prévaloir selon laquelle le processus de démocratisation entamé depuis deux décennies est en panne. Mais les faits politiques et sociaux en cours, dont les manifestations pour la réforme du 20 février 2011, restent indéterminés. On ne sait si leur potentiel est à même d’alimenter des mouvements populaires massifs déterminants de revendications du changement, ou simplement une vague de protestations qui reste dans les normes des mouvements de revendications habituellement tolérés dans le paysage marocain, et qui même en sont devenus une composante ordinaire.
«La nouvelle question d’Orient»
Enfin, quelle lecture peut-on faire des réactions bien tardives des partenaires occidentaux de la Tunisie? Cette inertie, le «manque d’intérêt» – ou de sensibilité selon le président français – pour la détresse des peuples de la rive Sud sont sans doute liés à l’importance que revêt au contraire «la nouvelle question d’Orient»: les représentations courantes de l’islam, les voies de l’immigration, l’identité nationale...
Étant donné l’ampleur du chômage des jeunes et les risques d’instabilité, entre autres, les exigences imposées aux économies pour se conformer au modèle libéral et à l’économie mondialisée doivent être revues à la baisse. Les partenaires occidentaux doivent par conséquent modifier leur position avec l’abaissement de la conditionnalité économique et l’élévation de la conditionnalité politique.
* Le rapport a été réalisé par un groupe d’experts méditerranéens, sous la direction d’Álvaro de Vasconcelos. Les contributeurs sont Amr Elshobaki, George Joffé, Sami Kamil, Erwan Lannon, Azzam Mahjoub, Luis Martinez, Mohammed Al-Masri, Gema Martín Muñoz, Mouin Rabbani, Abdallah Saaf et Paul Salem.