«Je n’ai jamais vu un délai de quatre mois pour réformer le code électoral et organiser une première élection démocratique. Si vous y arrivez, ce serait un record mondial…»


C’est en ces termes que s’est adressé, admiratif mais perplexe, Antonio Vitorino, ancien Commissaire européen pour la Justice  et les Affaires intérieures et ancien ministre portugais de la Défense, aux Tunisiens présents au séminaire international sur le thème: «Expériences de transition démocratique: Quelle voie pour la Tunisie » organisé le 9 mars à l’hôtel Golden Tulip, à Gammarth, par l’Association de recherche sur la démocratie et le développement (AR2D), fondée récemment et dirigée par l’économiste Azzam Mahjoub, l’Institut pour les études de sécurité dépendant (Iesue) de l’Union européenne, l’Instituto de Estudos Estratégicos E Internacionais (Ieei, Portugal), le Centre des études et recherche en sciences sociales (Cerss, Maroc).
Kapitalis reproduit ici les passages les plus importants de l’intervention de M. Vitorino, qui a vécu la transition démocratique dans son propre pays, le Portugal, après la révolution des œillets, avant d’accompagner, en tant qu’expert européen, les transitions démocratiques dans de nombreux pays d’Afrique et d’Europe de l’Est.
La contre-révolution : «Dans toute transition démocratique, qui est un moment particulier et important dans la vie d’un peuple, il y a toujours le danger d’une régression sous la poussée des contre-révolutionnaires. Car ces derniers méprisent le danger d’un retour en arrière. C’est pourquoi il est important de garantir la stabilité politique. Pour cela, il faut créer les conditions de la sérénité et du débat politique ouvert.»
Le sort des responsables de l’ancien régime: «Que faire des responsables de l’ancien régime? En Espagne, la rupture a été négociée. Dans d’autres pays, la rupture a été violente avec l’interdiction des anciens responsables de se représenter aux élections. Il y a une autre question qui se pose: comment garantir l’indépendance des tribunaux dans une phase postrévolutionnaire? En Ethiopie, on a jugé seulement les hauts responsables, car les cadres moyens étaient contraints d’adhérer au parti au pouvoir. Il faut aussi garder présent à l’esprit que la répression politique a une limite.»
Le rôle de l’armée: «Les forces armées peuvent jouer un rôle dans une phase transitoire. Par la suite, elles doivent être subordonnées à un pouvoir politique démocratique légitime. Ce problème, qui s’est posé au Portugal, où c’est l’armée qui a porté la révolution, se posera aussi en Egypte, où le pouvoir a été pris par les militaires après la chute de Moubarak. Mais peut-être pas en Tunisie où l’armée est restée quelque peu en retrait»
La réforme du code électoral: «Autre problème crucial dans une transition démocratique: la réforme du Code électoral et la préparation de la première élection démocratique. Je n’ai jamais vu un délai de quatre mois. Si vous y arrivez, ce serait un record mondial. S’il est important d’avoir une date butoir, il faut toujours garder à l’esprit qu’une la loi électorale de transition a de fortes chances pour devenir définitive. C’est pourquoi il convient de prendre son temps pour bien l’amender.»
La visibilité des partis
: «Dans la perspective de l’élection, les partis politiques ont besoin de montrer leur différence. D’où le danger d’un excès de pluralisme. S’il y a trop de petites formations, cela poussera à la fragmentation du corps politique. Les seuls gagnants dans une pareille situation ce sont souvent les contre-révolutionnaires.
Le mode électoral: «L’objectif est de parvenir à une majorité constitutionnelle. Dans la plupart des cas, les régimes choisissent la représentation proportionnelle qui permet la présence au parlement de toutes les forces politiques. Il faut donc être attentif au choix du système électoral.
Le contrôle des élections: «Il faut créer une commission électorale indépendante qui puisse garantir la surveillance des opérations de vote. Il convient aussi de:
- garantir la surveillance dans chaque bureau de vote et l’accès aux bureaux de vote à tous les partis politiques engagés;
- assurer à tous les partis un temps de passage équitable aux médias classiques (journaux, radios et télévisions);
- financer la campagne électorale par des fonds publics ou des aides internationales de manière à éviter que certains candidats soient captés par des intérêts économiques, souvent d’ailleurs liés à l’ancien régime. Au Mozambique, les Nations Unis ont créé un fond spécial pour les élections. Dans les pays de l’Europe de l’Est, c’est l’Etat qui a financé les élections en puisant dans les fonds publics. Il y a, dans ce cas, le risque de l’opportunisme, mais c’est un risque mineur.
L’adoption de la Constitution: «Après l’élection, l’Assemblée constituante doit pouvoir adopter la nouvelle Constitution par une majorité simple. Exiger une majorité large rend difficile la tâche de la Constituante. Le recours à un référendum est possible. L’Espagne, qui y a eu recours, n’a jamais amendé sa Constitution depuis son adoption.»

Compte rendu : R. K.