Dans cette même avenue Bourguiba, à Tunis, qui a fait trembler le régime de Ben Ali avant de le chasser définitivement du pays, les jeunes se sont donné rendez-vous, le jour de leur fête. Reportage…


On dit souvent qu’après la tempête, c’est le beau temps. Mais pour les Tunisiens, rien n’est encore clair. Le ciel politique semble moutonneux, voire très chargé. Et l’avenir, par certains côtés, incertain.

Opinions sur avenue
«Avant d’accéder à la démocratie, il y a trop de divergences dans les idées et les projets. La bataille – avec les mille et un conflits d’intérêts – vient tout juste de commencer. Une chose qui fait peur dans nos murs», raconte à Kapitalis, un jeune homme d’affaires, qui ne cache pas sa perplexité face au manque de visibilité politique, peu propice au business. Il était au centre-ville entre midi deux, en train de discuter, avec une grappe d’amis. Sur la situation, chacun a son opinion.    
Lundi 21 mars est un jour férié. C’est la fête des Jeunes, qui est aussi le deuxième jour du printemps. La capitale est inondée de soleil. Les cafés qui jalonnent la grande artère de la capitale sont pleins à craquer. Restaurants, traiteurs et gargotiers, idem. Les salles de ciné sont encore sombres. Seuls les espaces et maisons de culture sont ouverts au public et aux débats.
Autour de chaque table, ça discute ferme. Tout tourne autour du même pot: la politique, les politiciens, la lenteur de la justice, les impunis, et les rescapés de l’ancien régime, des cadavres qui bougent encore et font même parfois de la voix. «Aujourd’hui, tout le monde croit tout comprendre de la politique. Or, rares sont les Tunisiens qui connaissent vraiment la scène politique actuelle. Mais on fait tout comme! L’essentiel, c’est que rien ne nous fera dorénavant peur. S’ils reviennent, nous revenons. Nous nous sommes jurés qu’à la moindre gaffe, nous leur ferons barrage et nous serons à la Kasbah!», raconte Wael, un étudiant en médecine. Il est fier d’afficher son courage.
A ses côtés Sana la «beaux-ariste». Mademoiselle s’est paré sa nymphe silhouette des couleurs de son pays. Elle dit son allergie au mauve et au violet, couleurs fétiches de Ben Ali dont il failli peindre tout le pays. Elle dit aussi qu’elle n’est plus interpellée par le portrait du dictateur déchu, qui était érigé dans tous les coins de rue, et qu’elle a horreur du 7, un chiffre honni. Sana parle sans complexe. Son secret à elle c’est l’humour. Parfois limite.

Pour qui se prennent-ils?
Marwan, son voisin, a plus qu’elle les pieds sur terre. Il dit qu’il y a beaucoup de brouillard dans l’air. Il préfère être vigilant. Car pour lui, Ben Ali n’est plus, mais son système fonctionne encore et à la cinquième vitesse. «Le RCD a été certes dissout, mais les Rcdéistes rôdent toujours. Ils se sont fondus dans la masse et s'infiltrent dans les nouveaux partis. Ce qui me fait peur. Aujourd’hui, ce que ces gens sont revenus en force sur les plateaux de télévision et sur les ondes des radios pour nous faire avaler des couleuvres et raconter qu’ils sont des militants. Aujourd’hui, la chaîne Nessma TV décide de l’avenir du pays. Vous imaginez! C’est elle qui décide et qui dicte ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas faire à Béji Caïd Essebsi. Connaissant bien Nessma TV et son empire… avec les Tarak Ben Ammar, Berlusconi, Karoui et compagnie, notre pays pourrait tomber dans un puits sans fonds et dans un marécage pire que celui de Ben Ali et sa mafia», dit Marwan, le cinéaste qui vient de tourner un documentaire à Ras Jdir.
Pas loin, une autre discussion sur le même sujet. Traits tirés, les jeunes grillent nerveusement et sans compter leurs cigarettes. «Mais qui sont ces gens-là devant l’ambassade de France. Que demandent-ils? Ils veulent que le massacre continue en Libye avec un leader qui tue son peuple. Sont-ils devenus plus royalistes que le roi? Ont-ils oublié que ce sont les Libyens qui ont demandé l’intervention de l’Onu? Ils font du n’importe quoi. Puis, ces gens-là, on les connaît… N’ont-ils pas vu les cadavres à la télé? N’ont-ils pas entendu les discours de Kadhafi?», se demande Nawel, jeune médecin qui vient de rentrer, elle aussi, de Ras Jdir et qui a entendu différents témoignages des réfugiés venant de Tripoli et environs. «Il y a eu un génocide chez nos voisins et qui ne peut continuer», tranche-t-elle.

Les couleurs du printemps
Des rassemblements dans tous les sens au centre-ville. Des groupes par-ci, d’autres par là, et tout le monde proteste et conteste. Chacun a son mot à dire sur la prochaine constitution, les comités, les circonstances atténuantes pour ceux qui ont participé à la ruine du pays. «Si on n’intervient pas dès maintenant, nous sommes foutus. Nous suivons minute par minute l’actualité et je vous assure que des résistants de l’ancien régime sont en train de nous faire un sale tour. Camardes, il faut agir et le plus tôt serait le mieux», crie un trentenaire. Il était dans tous ses états.
A une enjambée de cette ronde, il y a foule. Deux hommes qui haussent le ton et à chacun sa version. Deux discours qui ne se croiseront jamais. L’un à l’extrême gauche et l’autre aime s’inscrire dans une droite extrême, Rcdiste en l’occurrence, qui, au bout de quelques semaines, a pu renaître de ses cendres.
Les curieux écoutent sans broncher, puis passent comme si rien n’était, comme s’ils n’étaient pas concernés. Leur destination est ailleurs. Les magasins de l’avenue affichent les derniers jours des soldes d’hiver. Les gens (surtout les filles) souhaitent trouver dans la troisième (et dernière) démarque des chaussures ou un vêtement à leur taille. Dans les parages, des allers et des retours et on préfère se pavaner en silence. Pas de musique à haute voix comme auparavant. Dans le ciel, les oiseaux gazouillent et annoncent le printemps et le beau temps. Le printemps est aussi dans les balcons de Tunis et au pied des terrasses de l’Avenue. Les pots de fleurs bien épanouies sont de toutes les couleurs…

Zohra Abid