La transition politique en Tunisie a besoin de temps, d’une feuille de route institutionnelle claire, simple et consensuelle et d’une reconstitution du paysage politique autour de trois ou quatre pôles clairement identifiés. Par Ferid Belhaj, Sydney.
Oserais-je dire qu’un saut qualitatif politique clair s’est produit en Tunisie avec la venue, toute provisoire, aux affaires du gouvernement Caïd Essebsi? Le gouvernement semble mieux assuré. On y voit un peu plus clair. Des décisions sont annoncées, puis mises à exécution. La communication se fait de manière plus fluide et moins timorée. Bref, il y a un pilote dans l’avion!
Je m’arrêterai là pour ne pas verser dans la satisfaction béate à un moment où le pays traverse encore une période extrêmement délicate. Et où, à l’intérieur, les tensions restent vives et les nerfs sont à fleur de peau. Alors qu’à l’extérieur, dans notre voisinage le plus proche, un drame atroce se vit, sous les yeux ahuris d’un Occident incapable de trouver ses marques et comme obnubilé par les gesticulations, qui seraient comiques si elles n'étaient à ce point meurtrières, d’un «guide» qui a perdu sa boussole. Alors encore qu’à l’Ouest, rien de nouveau, règne un silence assourdissant et lourd de menaces non révélées. L’ordre règne à Alger!
Revenant aux priorités tunisiennes, et faisant une impasse coupable sur les tensions évoquées plus haut, je souhaite aborder deux sujets dont je pense qu’ils sont aujourd’hui pertinents: 1- la feuille de route institutionnelle; et 2- le florilège de partis politiques et l’étonnante absence de programmes politiques.
Recherche du consensus le plus large possible
Dans son dernier discours, le Premier ministre a insisté sur le fait que son gouvernement ne resterait pas plus tard que la fin juillet, c’est-à-dire immédiatement après l’élection de l’Assemblée constituante. Avec tout le respect du à ‘‘Si’’ El Béji, et en comprenant bien sa position, il me semble qu’il devra faire l’impasse sur ses vacances estivales pour cette année. Il aura le temps de les prendre plus tard!
En effet, qu’adviendra t-il après ces élections du dimanche 24 juillet? La mise en place d’une assemblée constituante? Cette assemblée devra prendre le temps de se réunir, de s’accorder sur ses règles de procédure et, surtout, ses membres devront s’atteler immédiatement à la rédaction de la nouvelle constitution et rechercheront le consensus requis, le plus large possible, pour son adoption.
C’est, en tout cas, ce que les Tunisiens attendront d’eux. Cette période délicate, durant laquelle des négociations complexes auront lieu, ne peut se prêter à un vide institutionnel. Autrement dit, un gouvernement en état de gouverner doit être à pied d’œuvre. Il ne peut se perdre de temps à l'inévitable confusion et cacophonie que provoquerait la tentative de formation par l’assemblée d’un autre gouvernement de transition. L’on ne peut envisager sérieusement que la constituante puisse exercer un pouvoir dual, de législation et d’exécution, comme le propose Mansour Moalla dans une contribution récente sur laquelle je reviens très brièvement plus bas. Montesquieu s’en retournerait dans sa tombe…
Restons simples et ne laissons pas la voie ouverte aux incertitudes.
Il serait bon de donner à la constituante le temps de faire son travail dans la sérénité, avec une date limite, et je proposais par ailleurs le 1er novembre prochain. Pourquoi aller si vite alors que la constituante de 1959 a pris près de trois ans pour aboutir? Parce que nous pourrions gagner du temps en ne réinventant pas la roue.
Pas besoin de deuxième république
Au risque d’être à contre-courant, il me semble que la constitution de 1959, telle que révisée en avril 1976, et débarrassée des outrages que lui ont imposés les juristes stipendiés par l’ancien régime, serait une excellente base de travail pour l’instauration d’un régime présidentiel bicéphale, avec un rôle important pour le Premier ministre issu de la majorité parlementaire. Cela nous épargnerait des débats stériles à ce stade, et notamment quant au caractère de la république, sa langue et sa religion (thèmes contenus dans le préambule de la constitution actuelle), et nous éloignerait des modèles étrangers.
La constitution de 1959, qui a cinquante deux ans, peut maintenant être considérée comme un patrimoine institutionnel national. Nous n’avons pas besoin de deuxième république. Nous avons la nôtre. Elle est passée à travers les outrages du temps, et y a résisté. Gardons-la!
Pour rappel à ceux qui crient à la «deuxième république»: celle ci, en France, avait été l’assise de la dictature de Louis Napoléon Bonaparte, «le petit», pour citer Hugo.
Alors ne nous trompons pas d’exemple. Laissons le gouvernement actuel gouverner, et le président actuel présider… jusqu’aux élections présidentielles. Et je proposerais, par ailleurs, le 14 janvier 2012 pour ces présidentielles, comme un symbole du retour à l’État de droit après la chute et la fuite du dictateur.
Le gouvernement Caïd Essebsi a le pouvoir institutionnel et politique aujourd’hui de mener le pays vers les élections législatives, la constituante qui en résultera et les élections présidentielles, dans cet ordre.
Le président provisoire peut légiférer par décret, comme cela lui a été donné par le parlement déchu. Il n’y a pas de vide. Pourquoi en créer un? Pourquoi remuer un ordre des choses déjà fragile? Laissons la Tunisie évoluer sans heurts vers la stabilité et nous aurons tous, en un an, traversé les inquiétudes de l’insécurité, franchi les écueils de l’instabilité politique et bouclé la boucle institutionnelle. Un record!
J’ai par ailleurs lu avec intérêt et étonnement la prescription de Mansour Moalla (‘‘Leaders’’ du 12 mars) qui consiste en une étrange confusion des pouvoirs aux mains d’une constituante «législative et politique» (précision: un parlement ou une constituante est «politique» par nature et détient le pouvoir législatif ou constituant par fonction). Je pense que c’est là un jeu dangereux. La confusion des genres ajouterait à la confusion tout court qui règne aujourd'hui dans ce domaine.
Le ministère de l’Intérieur décompte, à ce jour, trente quatre partis politiques en Tunisie. Et, à entendre tous ceux qui se découvrent des pulsions politiques en ce début de printemps, la liste n’est pas finie. C’est une bonne chose et la preuve de l’éveil du peuple tunisien à la démocratie. Il reste qu’à de rares exceptions, ces partis n’ont pas encore pris attache avec le peuple, n’ont pas publié de programmes et n’ont pas donné les noms de leurs dirigeants. Nous entendons parler ici ou là d’un certain qui se proclame secrétaire général voire président de parti politique, d’un autre qui lance des appels à la fourniture d’ameublement pour son local et d’un troisième qui indique déjà vouloir interdire toute opposition s’il venait à prendre le pouvoir.
Rien de très sérieux donc et les anciennes formations politiques ou leurs successeurs feront bientôt main basse sur cette multitude.
Le nouveau paysage politique
Ce qui laisse à penser que le paysage politique s’organisera dans les prochaines années en trois grandes tendances, qui reflètent bien la société tunisienne:
- une tendance de centre-droit, bourgeoise et libérale, qui reprendra certains des oripeaux du Rcd/Psd et s’agglutinera autour de personnalités comme Mohamed Jegham, Ahmed Friaa et Kamel Morjane
- une tendance de centre-gauche, qui se fera autour de Néjib Chebbi et son parti, le Pdp, du parti Ettajdid (ex-communiste) et du Fdtl du Dr Mustapha Ben Jaâfar ;
- une tendance d’extrême-gauche qui se formerait autour du Poct de Hamma Hammami et des éléments politisés de l’Ugtt ;
- et enfin une tendance qu’il serait plus difficile de définir, tant elle pourrait mordre sur tous les électorats, mais qui, fondamentalement, est porteuse de valeurs conservatrices. C’est celle traditionaliste et religieuse qui devra gérer certaines des contradictions et des tensions internes et notamment le débat naissant entre Ennahdha et Me Abdelfattah Mourou.
C’est un paysage politique gérable. Il pourrait, si l’on évitait les extrêmes, donner une dynamique positive à la vie politique tunisienne. Le plus difficile sera la transition entre cette atomisation dont nous sommes les témoins aujourd’hui et la consolidation envisagée plus haut. Pour ce faire, une certaine maturité devra voir le jour au niveau politique. Un premier test sera le mode de scrutin adopté pour les législatives et la constituante. Celui-ci devra être à même de consolider plutôt que d’émietter plus encore ce paysage politique. La recette de la liste majoritaire à un tour serait un remède drastique contre tout éparpillement et un appel à voter «utile», qui pourrait être salutaire en ces moments de frénésie partisane.
De très loin, j’observe avec une certaine circonspection le niveau de certains des débats politiques que la télévision tunisienne peut proposer. Ils me ramènent à l’époque lointaine des débats d’idées houleux à la Faculté de droit de Tunis, lorsque les «Structures Provisoires» tenaient le haut du pavé et que leurs références venues d’Albanie, de Cuba et de l’Urss couvraient les grands murs du campus. Mais ces temps là sont révolus. L’adolescence politique n’a qu’un temps et elle a vécu. Les jeunes qui ont campé à la Kasbah pendant des jours, bravant les éléments, l’opprobre des uns et les agressions des autres, ont démontré un degré de maturité admirable. De même que ceux qui ont manifesté à la Coupole.
Les partis politiques, notamment les nouveaux venus, devraient s’inspirer de ces citoyens qui ont eu le courage de parler et celui d’agir. Ils devraient venir vers eux avec des messages clairs, des programmes structures et une vision concrète. A défaut, ces partis tomberaient dans la non-pertinence, deviendraient très vite inaudibles. Ils laisseraient ainsi la voie ouverte a ceux qui, déjà, sont organises et prêts à l’engagement.