Le ministre du Transport, Yacine Brahim, raconte en exclusivité à Kapitalis les coulisses de la négociation pour la libération des 32 otages, dont 22 Tunisiens, du bateau Hannibal II. Récit…
«Le premier jour de ma prise de fonction, le 31 janvier, les familles sont venues au ministère du Transport. Pour être honnête, j’étais vaguement au courant de cette affaire. Et c’est ainsi que j’ai pris conscience de sa gravité. J’ai vu des mères, des sœurs et des épouses désespérées, pleurer et crier. Elles étaient montées carrément à l’étage et on a passé toute la soirée ensemble. Qu’est ce qui s’est passé? C’est quoi cette histoire des pirates? Les familles m’ont donné des dossiers, ils ont fait des recherches sur Internet. Ils m’ont tout raconté.
«J’étais un peu désespéré…»
«Le lendemain, à 7 heures et demi du matin, j’ai appelé Farid Abbes, propriétaire du bateau, pour essayer de voir avec lui ce qu’on pouvait faire. J’ai appelé ensuite le ministre des Affaires étrangères, où une commission de crise suivait l’affaire avec M. Abbes, qui était aussi en contact avec sa compagnie d’assurances, et l’avocat de la compagnie qui négociait avec les pirates…
«J’ai découvert, malheureusement, que les enlèvements sont une véritable industrie, aux rouages très bien huilés. Vous savez, dès qu’un bateau est arraisonné par des pirates, il y a une bourse qui s’installe. Les pirates commencent à calculer le montant qu’ils pourraient tirer de l’opération. Ils observent les réactions, puis commencent à déterminer le montant de la rançon selon la côte des otages et la valeur du bateau.
«La moyenne de détention varie généralement de 5 à 6 mois. Evidemment, la durée est un moyen de négociation pour les pirates. Plus la prise d’otages dure, plus les familles craquent, plus l’équipage est à bout, plus le gouvernement est sous pression, plus le propriétaire du bateau est disposé à céder, etc.
«J’étais un peu désespéré, car ce n’était pas simple. Surtout qu’à ce que m’a expliqué M. Abbes, on ne tenait pas nécessairement le rythme des négociations. Les pirates vous donnent un numéro de téléphone. Ils peuvent appeler deux trois fois par semaine. Ils appellent quand ils veulent. Parfois, ils passent une semaine sans appeler... Donc, les négociations n’avancent pas assez vite. Alors, ils mettent au courant les membres de l’équipage, un peu pour maintenir la tension. Ils leur racontent n’importe quoi: ‘‘Le propriétaire se fiche de nous. Il a proposé telle somme au lieu de telle autre’’. Les membres de l’équipage transmettent leur désarroi à leurs familles. Celles-ci s’en prennent au propriétaire : ‘‘Il n’est pas en train de s’occuper de nos enfants, il ne veut pas payer…’’.
«Plus la tension monte plus l’affaire va être compliquée»
«Nous nous sommes dits: nous avons à gérer tout d’abord les familles. Car, plus la tension monte plus l’affaire va être compliquée. Dans le contexte actuel de la Tunisie, le ministère de l’Intérieur a d’abord fait pression sur les familles pour qu’elles se calment. Mais elles n’étaient pas faciles à gérer. Elles ont parlé dans des émissions à la télévision. J’ai dû moi-même passer à la télévision, en expliquant qu’il vaut mieux être discret sur la situation. Deux jours après mon passage, on a fait reportage sur le sujet et on a même invité Farid Abbes sur le plateau. C’est le contexte du pays.
«Peu de temps après, les familles des otages sont revenues ici au ministère et la tension est montée d’un cran. Et là, la situation était devenue dangereuse. L’Etat pouvait être exposé…
«Il fallait continuer de négocier, et c’est compliqué, non pas seulement avec les pirates, mais avec toutes les autres parties concernées. C’est ainsi qu’on a eu l’idée, partagée avec le ministère de la Défense, de nommer un médiateur. On a choisi un retraité de la marine, l’amiral Chedli Chérif. On l’a mandaté, il y a un peu plus d’un mois, pour être un médiateur entre les familles et l’armateur et pour représenter l’Etat dans la négociation.
«Qui sont les acteurs? Ce sont les pirates, qui négocient avec leurs avocats basés à Londres et ne veulent parler avec personne d’autre. C’est du business, bien sûr, où des avocats jouent un rôle central. Si les pirates ne veulent parler qu’à eux, c’est parce qu’ils les connaissent. Par la suite, les avocats vont demander à l’armateur: ‘‘Êtes-vous prêts à payer ceci ou cela?’’. L’armateur, qui doit payer la rançon, est aussi un acteur important. C’est sur lui que la pression se fait le plus sentir.
«L’amiral Chedli Chérif a été un porte-bonheur»
«Farid Abbes a toujours été conciliant, malgré les fortes pressions. Mais il a commencé à perdre sa crédibilité, puisque le temps passait et que les familles ne voyaient rien venir. Elles ont du mal à croire qu’on ne peut pas y arriver en deux mois et qu’il en fallait quatre.
«L’amiral Chérif a été, en fait, un porte-bonheur, parce que, le jour où il a commencé sa médiation, les pirates ont appelé et la négociation s’est accélérée.
«Farid Abbes a déjà trouvé un terrain d’entente avec les avocats des pirates. Mais après l’accord, il faut mettre en place la logistique permettant de délivrer les otages. Et là, l’amiral a joué un grand rôle. Il fallait trouver un pays ami, qui ait une marine dans la zone. L’amiral a approché deux ou trois pays. La France a répondu assez rapidement, parce qu’elle a une base militaire à Djibouti et l’amiral y a des connaissances utiles de par ses anciennes fonctions d’attaché militaire.
«Le ministère des Affaires étrangères nous a beaucoup aidés aussi parce qu’on a eu un problème avec la France, lorsqu’elle a changé de ministre de la Défense, avec le départ de Marie Alliot-Marie. Alain Juppé, qui lui a succédée, était aussi une vieille connaissance de l’amiral Cherif. C’est ainsi que les Français nous ont aidés en mettant à notre disposition un bateau pour ramener les otages libérés. Il fallait tout prévoir et organiser, parce qu’une fois qu’on a payé la rançon, qui nous garantirait que les pirates nous lâcheraient le bateau?
«‘‘Al Hamdou Lillah’’ (Dieu merci), tout s’est bien passé. Les otages libérés sont dans l’avion [l’entretien s’est déroulé mardi après-midi, ndlr]. Ils vont débarquer à Tunis ce soir. Le bateau a également été récupéré à Djibouti».
Propos recueillis par Ridha Kéfi
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Tunisie. Yacine Brahim raconte les coulisses de la libération des otages d’Hannibal II.
Le ministre du Transport, Yacine Brahim, raconte à Kapitalis les coulisses de la négociation pour la libération des 26 otages, dont 22 Tunisiens, du bateau Hannibal II. Récit…
«Le premier jour de ma prise de fonction, le 31 janvier, les familles sont venues au ministère du Transport. Pour être honnête, j’étais vaguement au courant de cette affaire. Et c’est ainsi que j’ai pris conscience de sa gravité. J’ai vu des mères, des sœurs et des épouses désespérées, pleurer et crier. Elles étaient montées carrément à l’étage et on a passé toute la soirée ensemble. Qu’est ce qui s’est passé? C’est quoi cette histoire des pirates? Les familles m’ont donné des dossiers, ils ont fait des recherches sur Internet. Ils m’ont tout raconté.
«J’étais un peu désespéré…»
«Le lendemain, à 7 heures et demi du matin, j’ai appelé Farid Abbes, propriétaire du bateau, pour essayer de voir avec lui ce qu’on pouvait faire. J’ai appelé ensuite le ministre des Affaires étrangères, où une commission de crise suivait l’affaire avec M. Abbes, qui était aussi en contact avec sa compagnie d’assurances, et l’avocat de la compagnie qui négociait avec les pirates…
«J’ai découvert, malheureusement, que les enlèvements sont une véritable industrie, aux rouages très bien huilés. Vous savez, dès qu’un bateau est arraisonné par des pirates, il y a une bourse qui s’installe. Les pirates commencent à calculer le montant qu’ils pourraient tirer de l’opération. Ils observent les réactions, puis commencent à déterminer le montant de la rançon selon la côte des otages et la valeur du bateau.
«La moyenne de détention varie généralement de 5 à 6 mois. Evidemment, la durée est un moyen de négociation pour les pirates. Plus la prise d’otages dure, plus les familles craquent, plus l’équipage est à bout, plus le gouvernement est sous pression, plus le propriétaire du bateau est disposé à céder, etc.
«J’étais un peu désespéré, car ce n’était pas simple. Surtout qu’à ce que m’a expliqué M. Abbes, on ne tenait pas nécessairement le rythme des négociations. Les pirates vous donnent un numéro de téléphone. Ils peuvent appeler deux trois fois par semaine. Ils appellent quand ils veulent. Parfois, ils passent une semaine sans appeler... Donc, les négociations n’avancent pas assez vite. Alors, ils mettent au courant les membres de l’équipage, un peu pour maintenir la tension. Ils leur racontent n’importe quoi: ‘‘Le propriétaire se fiche de nous. Il a proposé telle somme au lieu de telle autre’’. Les membres de l’équipage transmettent leur désarroi à leurs familles. Celles-ci s’en prennent au propriétaire : ‘‘Il n’est pas en train de s’occuper de nos enfants, il ne veut pas payer…’’.
«Plus la tension monte plus l’affaire va être compliquée»
«Nous nous sommes dits: nous avons à gérer tout d’abord les familles. Car, plus la tension monte plus l’affaire va être compliquée. Dans le contexte actuel de la Tunisie, le ministère de l’Intérieur a d’abord fait pression sur les familles pour qu’elles se calment. Mais elles n’étaient pas faciles à gérer. Elles ont parlé dans des émissions à la télévision. J’ai dû moi-même passer à la télévision, en expliquant qu’il vaut mieux être discret sur la situation. Deux jours après mon passage, on a fait reportage sur le sujet et on a même invité Farid Abbes sur le plateau. C’est le contexte du pays.
«Peu de temps après, les familles des otages sont revenues ici au ministère et la tension est montée d’un cran. Et là, la situation était devenue dangereuse. L’Etat pouvait être exposé…
«Il fallait continuer de négocier, et c’est compliqué, non pas seulement avec les pirates, mais avec toutes les autres parties concernées. C’est ainsi qu’on a eu l’idée, partagée avec le ministère de la Défense, de nommer un médiateur. On a choisi un retraité de la marine, l’amiral Chedli Chérif. On l’a mandaté, il y a un peu plus d’un mois, pour être un médiateur entre les familles et l’armateur et pour représenter l’Etat dans la négociation.
«Qui sont les acteurs? Ce sont les pirates, qui négocient avec leurs avocats basés à Londres et ne veulent parler avec personne d’autre. C’est du business, bien sûr, où des avocats jouent un rôle central. Si les pirates ne veulent parler qu’à eux, c’est parce qu’ils les connaissent. Par la suite, les avocats vont demander à l’armateur: ‘‘Êtes-vous prêts à payer ceci ou cela?’’. L’armateur, qui doit payer la rançon, est aussi un acteur important. C’est sur lui que la pression se fait le plus sentir.
«L’amiral Chedli Chérif a été un porte-bonheur»
«Farid Abbes a toujours été conciliant, malgré les fortes pressions. Mais il a commencé à perdre sa crédibilité, puisque le temps passait et que les familles ne voyaient rien venir. Elles ont du mal à croire qu’on ne peut pas y arriver en deux mois et qu’il en fallait quatre.
«L’amiral Chérif a été, en fait, un porte-bonheur, parce que, le jour où il a commencé sa médiation, les pirates ont appelé et la négociation s’est accélérée.
Farid Abbes a déjà trouvé un terrain d’entente avec les avocats des pirates. Mais après l’accord, il faut mettre en place la logistique permettant de délivrer les otages. Et là, l’amiral a joué un grand rôle. Il fallait trouver un pays ami, qui ait une marine dans la zone. L’amiral a approché deux ou trois pays. La France a répondu assez rapidement, parce qu’elle a une base militaire à Djibouti et l’amiral y a des connaissances utiles de par ses anciennes fonctions d’attaché militaire.
«Le ministère des Affaires étrangères nous a beaucoup aidés aussi parce qu’on a eu un problème avec la France, lorsqu’elle a changé de ministre de la Défense, avec le départ de Marie Alliot-Marie. Alain Juppé, qui lui a succédée, était aussi une vieille connaissance de l’amiral Cherif. C’est ainsi que les Français nous ont aidés en mettant à notre disposition un bateau pour ramener les otages libérés. Il fallait tout prévoir et organiser, parce qu’une fois qu’on a payé la rançon, qui nous garantirait que les pirates nous lâcheraient le bateau?
«‘‘Al Hamdou Lillah’’ (Dieu merci), tout s’est bien passé. Les otages libérés sont dans l’avion [l’entretien s’est déroulé mardi après-midi, ndlr]. Ils vont débarquer à Tunis ce soir. Le bateau a également été récupéré à Djibouti».
Propos recueillis par Ridha Kéfi
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