Le jeu de mots est peut-être facile. Que Descartes m’en pardonne! Mais je vais l’oser quand même pour essayer de comprendre les messages de Béji Caied Essebsi le Premier Ministre, leur contenu et surtout leur impact sur les Tunisiens.
Par Me Taoufik Ouanes*


Les deux premières «sorties» du Premier ministre du 17 janvier et du 5 mars ont été une réussite absolue. Il est venu avec un discours rassurant et intelligible. Il a dit ce qu’il fallait dire pour rendre l’espoir aux Tunisiens, la première fois euphoriques d’une révolution historique, la deuxième fois frustrés que cette même révolution périclite dans un cafouillage gouvernemental consternant.

La méthode du discours
Les propos de ‘‘Si’’ Béji, bien que ne contenant que très peu de concret, étaient ceux qu’aucune figure politique d’après le 14-Janvier n’était capable ni de penser ni de prononcer. Les intonations et les émotions de ‘‘Si’’ Béji étaient non seulement sincères mais également touchantes. Il nous a rappelé la flamme et la vibration des tribuns, leaders et résistants, de l’indépendance de notre pays. Ces derniers mobilisaient l’enthousiasme des masses pour l’indépendance, ‘‘Si’’ Béji a démobilisé la colère des masses frustrées après la révolution. Il fallait le faire et ce n’était pas facile! Merci du fond du cœur!
Cela a donc été une belle réussite de communication: un dosage savant entre les références coraniques, les dictons populaires et les vibrations bourguibiennes. Nous avions besoin d’un discours et non d’une méthode. Les jeunes de la Kasbah et les moins jeunes d’ailleurs étaient soulagés et rassurés. La méthode du discours avaient fonctionné car adéquate et propice à l’instant.
Cependant et malgré ce que peuvent vous faire croire vos conseillers en communication – nationaux ou étrangers – une recette qui marche bien la première fois n’est pas garantie de bien marcher une deuxième. Permettez-moi de vous le dire, même si je ne suis pas – tout comme vous – un spécialiste de la communication, la méthode du discours est à user avec beaucoup de modération en Tunisie.
Après l’excellent tribun Bourguiba et le piètre communicateur Ben Ali, l’usage de la méthode du discours est un exercice périlleux. C’est ainsi que votre troisième «sortie», lors de l’interview du 30 mars, n’a pas du tout été convaincante. Elle était plutôt consternante.
Je ne vais ni m’apitoyer sur la formule de l’interview ni accabler les journalistes. C’est la substance de vos propos qui m’interpelle. C’est votre choix du contenu du message et de la méthode de le communiquer aux Tunisiens qui m’ont laissé aussi bien frustré que songeur. Encore une fois, vous avez privilégié le discours à la méthode.
Il faillait, à mon humble avis, faire l’inverse!

Le discours de la méthode
Au lieu de nous répéter des lieux communs tels que le «prestige de l’Etat», la «sécurité publique», les «relations fraternelles» avec la Libye et «amicales» avec l’Italie, les «prérogatives impartageables» du Premier Ministre aussi temporaire soit-il, l’indépendance de la justice, etc., nous avions tous espéré connaître votre méthode pour mettre tout cela en œuvre.
Malheureusement votre discours était aussi général qu’il risque de nous rappeler la «langue de bois» d’avant le 14-Janvier. Un tel discours n’impressionne ni les plus vieux, ni ne rallie les plus jeunes d’entre nous. Je vais donner certains exemples à titre non exhaustif.
1. Nos relations avec la Libye ont été évoquées par vous comme on pourrait les évoquer à n’importe quelle conjoncture de l’histoire passée ou future. Affirmer la fraternité des deux peuples est un slogan qui ne répond en aucune façon au moment historique que ces deux peuples vivent depuis quelques semaines. Dans les circonstances dramatiques actuelles, ces deux peuples sont en droit de s’attendre de quelqu’un de votre calibre politique et de vos décades de service public, à une évaluation alerte du présent, à une lecture éclairée du passé et à une vision mobilisatrice pour le futur. Votre discrétion diplomatique et votre circonspection étatiste n’ont pas été de mise et n’ont même pas empêché la partie libyenne de souffler le chaud et le froid sur le sort de notre compatriote Lotfi Messaoudi, journaliste à Al-Jazira.  
2. Le drame de Lampedusa n’a pas eu un meilleur sort dans votre interview. Au lieu de vous appesantir sur la problématique générale de la migration clandestine, un appel vibrant convaincant et accompagné par des mesures pratiques de soutien à nos compatriotes pour les inciter à retourner volontairement à notre pays aurait été plus efficace.
Parmi ces mesures on peut citer, en vrac, une application plus humaine de la loi d’amnistie à ces cas, un programme tripartite (Tunisie-UE-Onu) de réinsertion de nos compatriotes désespérés et surtout une nouvelle méthode de traitement de cette question qui est restée prisonnière de l’obsession sécuritaire et ethnique de l’Europe et celle mercantile et politicienne de la Tunisie.
‘‘Si’’ Béji, un Tunisien qui, après le 14-Janvier, fuit la Tunisie clandestinement pour Lampedusa est un échec de notre révolution et une marque de défiance en l’avenir de notre pays. Le retour volontaire de nos compatriotes et le traitement des causes profondes de cette migration clandestine sont les meilleurs garants pour arrêter cette hémorragie. Certes, c’est un travail de longue haleine et qui déborde le rôle de votre gouvernement provisoire. Mais votre devoir et notre chance consistent dans l’engagement d’une nouvelle réflexion et d’une approche volontariste afin de définir, avec les Européens, une nouvelle méthode pour traiter ce problème; sinon il risque de demeurer dans le ronronnement diplomatique stérile qui dure depuis deux décades.
Là aussi vous êtes resté dans le registre du discours et vous nous n’avez proposé aucune méthode.
3. Concernant la question de vos «prérogatives impartageables», permettez-moi de vous dire tout simplement que vous l’avez affirmé avec une dureté superflue, pour dire le moins. Nous ne sommes pas dans une phase de jalousie des prérogatives institutionnelles des uns ou des autres. En dernière analyse, aucune institution de la république ne jouit de prérogatives ou de légalité irréprochables. Nous sommes dans une phase post révolutionnaire aussi bien confuse que fragile. Notre but et notre devoir est de rechercher l’élan constructeur ou, du moins l’entente. Je ne vois rien d’insultant à vos prérogatives que certains membres du Haut comité du professeur Ben Achour contestent la nomination du nouveau ministre de l’Intérieur (ou d’autres nominations ou maintiens à des fonctions sensibles de figures emblématiques de l’ancien régime et dont je tairai les noms pour des raisons évidentes)? Un simple citoyen a le droit de le faire sans qu’il y ait de raison pour vous en froisser. C’est la Tunisie nouvelle ; c’est la Tunisie voulue par sa jeunesse.
C’est aussi une question de méthode et non de discours.
4. Enfin et en ce qui concerne «l’indépendance de la justice» plusieurs fois martelée lors de votre interview télévisée du 30 mars, les avocats que nous sommes tous les deux ne pouvons qu’être d’accord. Certes une justice indépendante doit être rigoureuse, mais rigueur et lenteur ne sont pas équivalentes. Bien au contraire une justice indépendante doit être aussi bien rigoureuse que «prompte» («jahiza»). Sinon elle ouvre la porte à l’impunité, à la destruction des preuves, à la disparition des avoirs, etc.
Je regrette de vous dire que notre justice est loin, très loin de l’attente bien fondée aussi bien, intérieure qu’étrangère, pour que les dossiers le la corruption et des détournements et de la fuite des deniers publics soient bien ficelés et rapidement traités.  
Là également votre discours, aussi bien intentionné soit-il, manque cruellement de méthode.
Cher ‘‘Si’’ Béji…
Je suis parmi les très nombreux Tunisiens qui vous respectent. Vous connaissez également la considération que je vous porte. J’espère que vous allez avoir vent de ce papier.  Enfin, permettez-moi de vous exprimer un souhait qui me tient à cœur: ne nous faites plus des menaces de démission à peine voilée. Ceci risque de faire très peur aux uns et grand plaisir à d’autres.

* Avocat et ancien fonctionnaire de l’Onu.