Victimes collatérales de la chute de l’ancien régime, certains homonymes sont devenus une source de tracasseries pour des citoyens ordinaires.
Par Samir Bouzidi


Une fois par mois Linda Trabelsi*, qui vit entre la France et la Tunisie pour ses affaires, se rend à l’embarquement de son vol à l’aéroport de Tunis. Depuis ces dernières semaines, aussitôt l’enregistrement effectué, c’est la boule au ventre que Linda se dirige vers le contrôle d’identité au poste de la police des frontières et ensuite aux douanes.

La malédiction des noms «blacklistés»
Si Linda appréhende autant ces contrôles de routine, c’est que depuis le 14 janvier, elle est coupable de porter un nom «blacklisté» qui fait d’elle une criminelle suspectée de fuite vers l’étranger.
Ce matin là, le scénario se reproduit selon un scénario immuable: à peine le fonctionnaire de police se saisit de son passeport et après l’avoir toisée d’un regard inquisiteur, l’homme alerte son supérieur qui s’empresse de diriger Linda dans un bureau annexe pour un contrôle d’identité approfondi. «La dernière fois, ça a duré plus de quarante cinq minutes et j’ai failli rater mon avion», déplore Linda. «C’est traumatisant pour les enfants», ajoute-t-elle.
Mohamed Ben Ali*, commerçant à Tunis, a vu son chiffre d’affaires chuter de 50% depuis la libération. Pour lui, la mauvaise conjoncture n’est pas seule en cause. «Les gens s’arrêtent devant ma vitrine et quand ils voient mon nom inscrit sur l’enseigne, ils tournent les talons. L’autre jour, une mère a dit à sa fille: ‘‘On ne rentre pas là, c’est peut-être un membre de la famille de l’ex-dictateur, il est parti et on ne va pas continuer à enrichir son clan», se plaint Mohamed.
Pourtant, comme des millions de Tunisiens, le 14 janvier, Linda et Mohamed ont vu leurs rêves se réaliser. Ils ont vibré, manifesté, pleuré de tristesse et de joie comme le reste de leurs compatriotes. Comme tout un chacun, ces citoyens vomissent le passé et, pour rien au monde, ils ne reviendraient en arrière. La liberté et dignité pour laquelle ils se sont soulevés, eux, ils aimeraient aujourd’hui pouvoir en profiter comme tout le monde. Au contraire, leur quotidien depuis s’est alourdi à cause du nom qu’ils portent!

Le délit d’homonymie
C’est aujourd’hui une triste réalité, des milliers de Tunisiens innocents qui portent les patronymes Ben Ali, Trabelsi, Chiboub, Ben Dhia, Abdallah et ceux d’autres dignitaires de l’ancien régime sont des victimes collatérales de la révolution. Depuis le 14 janvier, le quotidien de beaucoup de ces homonymes est jalonné de tracasseries administratives, de marques de défiance de voisins, de clients… leur causant un préjudice certain, dont les enfants sont les plus affectés.
Touchés dans leurs droits et leur honneur, ces citoyens lambda se sentent, très clairement, stigmatisés et sont désarmés face à ce délit d’homonymie. Ils sont des victimes invisibles des dérives de la vindicte populaire actuelle menée au nom de l’épuration!
«Que faut-il faire, renier son nom pour vivre tranquille?», se demande Linda. «Faut-il se promener avec son arbre généalogique sur soi?», s’emporte Ali Mabrouk*.
Pour Linda, Mohamed, Ali et tous les autres, il y a cette maigre consolation: les tracasseries et les humiliations dont ils sont victimes vont cesser un jour mais pas dans l’immédiat sauf au prix d’un sacrifice personnel.
Ali s’est résigné à effacer son nom et celui de son père sur l’enseigne de sa boutique, la peine dans l’âme pour ce commerçant depuis quatre générations. Pour les voyageurs, afin de réduire l’humiliation des contrôles aux frontières, peut-être faudrait-il que le ministère de l’Intérieur accorde aux victimes d’homonymie, une attestation de non affiliation à l’une des familles proches de l’ancien régime?

* Tous les prénoms on été modifiés pour ne pas troubler davantage la tranquillité des témoins.

Source : ‘‘00216’’