Le choix d’Emna Menif comme porte-parole du nouveau parti Afek Tounes n’est pas un hasard. La femme médecin incarne la Tunisie de demain, compétente, libre et démocratique. Portrait d’une future dirigeante.
Devant une salle archipleine, droite dans ses bottes, le verbe haut et les idées claires, la spécialiste en imagerie médicale (elle est cheffe de service à l’hôpital La Rabta de Tunis) n’était pas, samedi dernier, dans un congrès médical. Loin de là! Elle présentait plutôt le programme de son parti politique, créé au lendemain de la chute de l’ancien régime.
Trois jours après, Kapitalis l’a rencontrée au 63 avenue Alain Savary de Tunis, siège provisoire d’Afek Tounes en attendant le déménagement dans d’autres bureaux, plus spacieux, sis au quartier de Montplaisir.
Qui est ce petit bout de femme qui a séduit des milliers de gens lors du premier meeting de son parti? Comment est-elle venue à la politique? N’a-t-elle pas peur du désordre de l’après-révolution? Comment voit-elle la Tunisie, les femmes, les exclus…?
Une scientifique contrariée
A toutes les questions, et sans la moindre hésitation, Emna, la quarantaine épanouie, a la réponse qu’il faut.
La jeune militante politique a, comme la plupart des Tunisiens, fait ses études dans les écoles et lycées publics et elle doit presque tout à sa maman, professeur de français. «C’est avec elle que j’ai passé toute mon enfance. C’est elle qui m’a inculqué les valeurs de la citoyenneté. En fait, ma mère est tunisoise, ma grand-mère keffoise pur jus et mon grand-père est un cheikh à la grande mosquée de Sfax … Je suis un mélange comme Afek Tounes», dit-elle avec un sourire timide. Une manière de dire qu’elle a toute la Tunisie qui coule dans son sang. Emna Menif confesse que sa mère lui a passé très tôt le virus de la littérature, de la philosophie, des sciences humaines et des arts. «J’aime bien jouer au luth. Comme ma mère qui a pris des cours de musique chez feu Ali Sriti», dit la luthiste de Radès, une banlieue- sud de Tunis. Pendant ses heures creuses au lycée, Emna a toujours fréquenté le club Jeunes et Sciences où elle s’est frottée au talent des astronomes et photographes.
Emna, on le sait maintenant, est une mordue d’art et de culture, mais le destin lui a réservé une autre carrière purement scientifique. Sa forte moyenne au concours du bac lui a permis d’intégrer en 1985 la fac de médecine de Tunis. Ceci ne l’a pas empêchée de continuer à «bouffer» les livres et d’écrire.
A 18 ans, l’étudiante en première année de médecine a dû louer sa plume au journal ‘‘La Presse’’. «C’était pour gagner ma vie avec la sueur de mon front et ne rien attendre des autres et rien par complaisance», insiste-t-elle. Elle se rappelle de ses années journalisme qui n’ont duré que 4 ans. Suite à un article censuré, elle s’est retirée définitivement et tourné le dos à tout ce qui est médias en Tunisie.
«C’est à ce moment-là que j’ai compris que le pays était à la dérive», se souvient l’ex-journaliste sans regretter cette expérience qui lui a permis de connaître le monde et d’ouvrir les yeux sur les petits et gros bobos qui rongent le pays de l’intérieur et que l’Etat de Ben Ali a longtemps cherché à masquer.
Le diplôme de la médecine en poche, Emna veut aller encore plus loin dans sa carrière. Elle se spécialise dans la radiologie tout en prêtant son attention aux maux de sa société.
Entre-temps, il s’est passé quelque chose qui l’a trop affectée. Résidente en radiologie, elle a vu la peine du chef de service à l’hôpital La Rabta, Dr Mustapha Ben Jâafar (actuel dirigeant du Forum démocratique pour la liberté et le travail, Fdtl) lorsque l’Etat lui a retiré son passeport pour l’empêcher de se rendre à un congrès médical en France. La nouvelle a fait le tour de la fac et attisé la colère de la jeune étudiante en médecine. «J’ai vécu de près ce durcissement politique et c’est à ce moment-là que je me suis radicalisée définitivement dans mon opposition au système», raconte-t-elle, le ton grave.
La bouffée d’oxygène de l’après-Ben Ali
A son retour d’un stage en France après avoir réussi son concours d’assistanat et intégré le service de radiologie de La Rabta, Emna a pris son courage des deux mains et s’est engagée dans la section syndicale de l’hôpital. En 2002, elle a été élue dans le bureau syndical de la profession puis deux mandats successifs au conseil régional de l’ordre de Tunis, ensuite trésorière, puis secrétaire générale adjointe… et vice-présidente. En décembre 2010, elle est déjà au conseil national. Quelques semaines après, Ben Ali a fui, son régime est tombé. Tout devient donc possible. Il ne reste donc à la professeur et chef de service de l’hôpital La Rabta que de se réunir avec amis et collègues pour créer un parti. C’est ainsi qu’Afek Tounes est né.
Les mauvaises langues disent que c’est un parti composé que de Tunisois et de Sfaxiens, que répond-t-elle? Réponse de la militante, qui rejette toute forme de régionalisme et d’exclusion: «Nous sommes déjà 1.000 initiateurs venant d’horizons divers et qui représentent tout le pays. Il est vrai qu’il y a des noms qui ont des connotations régionales, mais ce n’est pas juste. Nous ne sommes pas aussi que des cols blancs et un groupe d’élitistes, mais des compétences», insiste-t-elle. Et d’expliquer que les compétences ne sont pas seulement des diplômés, mais toute personne qui, par le savoir-faire, l’expérience et la sincérité peut servir le pays.
Selon une rumeur relayée par les réseaux sociaux, l’une des dirigeantes du parti, Neila Charchour Hachicha, était membre de l’ex-parti au pouvoir. Nous lui posons la question. Elle dit être au courant de cette rumeur. Mais affirme que la dame en question a, dans une interview sur la chaîne qatarie Al-Jazira en 2005, vivement critiqué le régime de Ben Ali. A l’époque, cela constituait un acte très risqué.
Une femme médecin aux petits soins de son peuple
Lorsqu’elle parle de son parti, les yeux de la porte-parole d’Afek Tounes brillent d’enthousiasme. Elle promet des actes concrets pour booster la croissance, créer des richesses, mettre en œuvre des solutions urgentes contre le chômage, l’environnement et donner leur chance à tous les Tunisiens. Elle parle aussi du développement des régions comme une priorité. Mais là «Nous avons une vision claire avec des réformes dans l’éducation, la santé, le développement. Nous pensons à l’environnement en relation avec le développement des régions, à la rationalisation des dépenses dans le secteur public, à l’amélioration du corps de l’enseignement, et nous croyons au travail qui est le principal ascenseur social», explique-t-elle.
Et la politique étrangère? «Nous allons travailler à établir de nouvelles relations avec les pays du Maghreb, le continent africain, le monde arabe, tout en gardant des liens forts avec l’Occident», explique la jeune dirigeante qui, comme son mari physicien, aime être entourée d’amis et recevoir souvent chez elle les gens qui lui ressemblent.
Une femme politique pourrait-elle réussir en Tunisie? Madame est bien placée pour répondre. Elle dit que tant que hommes et femmes sont égaux, complémentaires et ont vocation de servir les autres avec des idéaux, la femme peut réussir sans perdre sa féminité. Elle ajoute que la Tunisie est un pays musulman, ouvert et tolérant, et qu’Afek Tounes est ouvert à tous les débats, condamne la violence et croit à la démocratie comme acceptation des différences.
A la fin de la rencontre, Emna a tenu à ajouter un mot sur les révolutions arabes et la condamnation des dictatures: «Nous sommes des peuples libres et nous l’avons démontré au monde entier».
Zohra Abid