L’ex-président a-t-il réussi à transformer son jugement, par contumace, lundi, à Tunis, en une occasion pour brouiller les cartes et confondre ses accusateurs?
Par Ridha Kéfi


Si l’on en juge par ce qui s’est déroulé, lundi, à l’ouverture du procès devant le  tribunal de première instance de Tunis et des réactions de l’ex-dictateur relayées par ses avocats, la ligne de défense de Ben Ali apparaît peu à peu comme une tentative pour créer un écran de fumée.

Une «machination», dit-il…

La défense de l’ex-dictateur consiste, d’abord, à nier en bloc toutes les accusations portées contre lui en rappelant à ses accusateurs l’obligation d’apporter les preuves de ce qu’ils avancent.
Depuis son exil doré en Arabie saoudite, Ben Ali a, en effet, qualifié les crimes qui lui sont reprochés de «déshonorants et imaginaires». Dans un communiqué publié lundi par ses avocats, l’ancien chef d’Etat affirme que les armes retrouvées dans le palais de Carthage sont des cadeaux de chefs d’Etat et que les bijoux ont été offerts à sa femme par des dirigeants étrangers. Quant aux grosses sommes d’argent et aux quantités drogues, ils ont été cachés dans les palais de Sidi Dhrif et de Carthage après son départ du pouvoir dans le cadre d’une machination, selon lui.
Ben Ali souligne également la responsabilité de tous les hauts dirigeants en poste les jours ayant précédé le 14 janvier, menaçant ainsi, à demi-mot, de faire des révélations sur les rôles des uns et des autres dans son départ précipité de Tunis.
«Il n’a pas donné l’ordre de tirer sur les manifestants et cela peut être prouvé par les contacts entre la présidence, le ministère de l’Intérieur et les différents autres départements, qui sont enregistrés», lit-on dans le communiqué.
Si Ben Ali n’a pas donné l’ordre de tirer, comme il le prétend et que nous avons du mal à croire, le seul moyen de prouver le contraire serait de trouver la trace des appels téléphoniques entre la présidence et les divers départements ministériels. Si ces enregistrements existent, il va falloir les trouver et les analyser.

Un départ forcé? Un coup d’Etat?

Pour donner à son procès une dimension politique, Ben Ali essaie, aussi, de faire accréditer la thèse d’un coup d’Etat. Sa version des événements qui ont précipité sa chute ne vise d’ailleurs pas un autre objectif. L’ex-président parle même d’une machination qui l’a poussé à partir alors que, assure-t-il, il n’avait aucunement l’intention de le faire. Il attribue ainsi au général Ali Seriati, l'ancien patron de la garde présidentielle (mais pas seulement !) la responsabilité de son départ forcé (et par la ruse) de Tunisie. «Il [Seriati, Ndlr] a insisté pour que j’accompagne ma famille à Djeddah (en Arabie saoudite, ndlr) pour quelques heures afin que les services de sécurité puissent déjouer un complot et garantir ma sécurité», affirme-t-il. Quel complot? Fomenté par quelle partie? Mystère... L'ex-président ajoute: «J’ai pris alors l’avion avec ma famille, mais après notre arrivée à Djeddah, l’avion est rentré à Tunis sans m’attendre contrairement à mes ordres clairs. Je suis resté à Djeddah contre ma volonté. Plus tard, il a été annoncé que je me suis enfui de Tunisie».
C’est à peine si l’ex-président ne retourne pas l’accusation en reprochant à ses accusateurs de l’avoir… séquestré! Le pilote de l'avion qui l'a transporté ainsi que sa famille en Arabie ne doit-il pas donner, lui aussi, sa version des faits? Son témoignage pourrait aider à comprendre si Ben Ali a été (ou non) contraint de partir, et s'il était (ou non) convenu qu'il rentre au pays après avoir mis sa famille en sécurité en Arabie saoudite. On ne peut faire l'économie de ce genre de témoignage si l'on veut que le procès de Ben Ali soit crédible et transparent.
Quid aussi du témoignage de l’ex-Premier ministre Mohamed Ghannouchi, le seul haut responsable auquel Ben Ali a parlé au téléphone le lendemain de sa fuite prend ici toute sa valeur. Qu’a dit Ben Ali à son ex-Premier ministre? J’ai posé moi-même cette question à M. Ghannouchi, off the record, lors de l’entretien qu’il m’a accordé, ainsi qu’à Saloua Charfi, le 21 janvier, mais il a refusé de répondre, se contentant de dire: «Vous imaginez bien ce qu’il a bien pu me dire».
Cependant, et là où en sont aujourd’hui les choses, M. Ghannouchi devrait répéter devant le tribunal ce que l’ex-président lui a dit exactement ce jour là. Son témoignage pourrait infirmer (ou confirmer?) la version benalienne – quelque peu tardive – de ce qui s’est passé le 14 janvier, entre 16 heures et 17 heures 30.
L’absence des deux avocats étrangers de Ben Ali, le Français et le Libanais, qui n’ont pas fait le déplacement à Tunis, se contentant de communiqués et de déclarations à la presse, vise, par ailleurs, à vider le procès de sa crédibilité et à accentuer l’impression de «parodie».

Un «acte de liquidation politique»?

«Ce procès est un piège total. Il n’est pas question d’avaliser une formule de procédure qui est un acte de liquidation politique. On ne considère pas ce procès comme autre chose qu’un acte politique», a ainsi affirmé Me Jean-Yves Le Borgne.
Le tribunal, les magistrats, les avocats tunisiens commis d’office, les médias, et toute la cacophonie qui entoure ce procès, réussiront-ils à donner du sens à un acte juridique qui a du mal à être accepté comme tel?
Tranquillement planqué en Arabie Saoudite, qui refuse de l’extrader, Ben Ali  peut continuer à narguer ses accusateurs en affirmant que son procès constituait une tentative de la part des nouveaux dirigeants de détourner l’attention et de masquer leur incapacité à rétablir la stabilité en Tunisie. Aussi, le meilleur moyen de le faire taire serait-il d’assurer les conditions juridiques et politiques de son extradition – un procès par contumace aurait du mal à réparer tout le mal qu’il a fait subir à son peuple –, et, surtout, de lui garantir un procès transparent et équitable, au cours duquel il aurait à répondre d’accusations étayées par des preuves tangibles. C'est le seul moyen qui permettrait aux Tunisiens de tout savoir sur les abus, les malversations et les crimes de l'ancien régime. Mais aussi sur les complicités dont l'ex-président a bénéficié au sein de l'appareil qu'il a lui-même créé.