Parce qu’un majordome en cache toujours d’autres, les Tunisiens et les Tunisiennes doivent rester vigilants pour ne pas se laisser voler le 14 janvier 2011, après s’être laissé confisquer le 7 novembre 1987.
Par Ridha Kéfi


A les entendre minimiser leur rôle sous l’ancien régime, les Premiers ministres, ministres, secrétaires d’Etat, chefs de cabinet, conseillers, Pdg, directeur généraux, gouverneurs, délégués ou hauts cadres de l’ex-parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd), passeraient tous pour des chaouchs, simples exécutants d’ordres émanant du «Palais»… ou des majordomes, rabaissés et humiliés, en tout cas soumis et l’échine courbé, comme Lotfi Ben Chrouda, l’ancien majordome des Ben Ali, qui a raconté ses vingt années de corvée au service de Leïla Trabelsi et de son dictateur d’époux dans un livre, coécrit par avec Isabelle Soares Boumalala, ‘‘Dans l’ombre de la reine’’, paru le 9 juin aux éditions Michel Lafon, à Paris.

Le linge sale des Ben Ali étalé sur tous les toits
Le portrait que le majordome brosse de l’ancien couple présidentiel ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. C’est à croire que les murs du palais de Carthage étaient en verre. Puisque, malgré le verrouillage hermétique du système de l’information par l’inénarrable Abdelwaheb Abdallah et ses zélés censeurs, le linge sale des Ben Ali et des Trabelsi étaient étalé sur les toits ensoleillés de Carthage et Sidi Bou Saïd. Les échos des interminables disputes du couple présidentiel arrivaient jusqu’à Bizerte, à l’extrême nord, et Ras Jedir, à l’extrême sud. Idem les dé-coucheries de l’ex-président et ses batifolages amoureux. On n’avait besoin ni de Facebook, ni de Twitter, ni d’Al-Jazira pour savoir ce qui se passait derrière les remparts bien gardés du «Palais». Le téléphone arabe suffisait…
Le livre de Ben Chrouda ne fait finalement qu’accréditer les idées reçues sur la nature du régime déchu, avec un couple présidentiel diabolique, égoïste et sans cœur, qui incarne tout le pouvoir et toute la méchanceté, et une foule de serviteurs, serviles et affairés, vaguement intéressés, et surtout peureux, des cuisiniers, des chaouchs, des gardes, des policiers, des officiers, des hauts cadres, des ambassadeurs et des ministres, qui, à l’instar de M. Ben Chrouda , n’ont finalement rien à se reprocher.
La proximité avec le couple de méchants était-elle vraiment vécue comme un poids difficile à porter, un coup du sort, voire une malédiction qui leur est tombée sur la tête et dont ils ont eu du mal à se débarrasser? Ne soyons pas ridicules et, surtout, ne prenons pas les Tunisiens pour des idiots…

Les saltimbanques du Tunisia Circus
Interrogez ces ex-collaborateurs de Ben Ali, ces proches ministres et conseillers de l’ombre, qui ont largement contribué à la mise en place et au renforcement de son système d’oppression, et ils vous répèteront tous, presque mot pour mot, le témoignage du désormais célèbre majordome: Leïla commandait tout. Zine, tout redoutable dictateur qu’il était, n’avait d’autre souci que de satisfaire les désirs les plus fous de sa bien-aimée. En tout cas, il ne la contrariait jamais. Ne lui refusait rien. Au cours des dernières années d’avant la révolution, la «régente» serait même devenue une reine, non encore couronnée? Elle régnait, en tout cas, sur tout un pays, ordonnait à la police, commandait aux ministres, qui s’exécutait au quart de tour, insultait les ambassadeurs et faisait valser les Pdg… On avait même parlé d’un général giflé en public.  
Ce sont ces majordomes, ces Ben Chrouda galonnés, mordant aujourd’hui les mains dans lesquelles, hier encore, ils mangeaient tous, qui, aujourd’hui, par une pirouette acrobatique, tels des saltimbanques dans le Tunisia Circus, avancent masqués, s’incrustent dans l’appareil, hantent les couloirs, infiltrent le gouvernement, le suivent comme son ombre, prêts à bondir pour reprendre du service. A tout moment. Et au profit de tout apprenti dictateur qui raflerait la mise de la révolution du 14 janvier, comme Ben Ali avait raflé celle du 7 novembre 1987.
Au lieu de s’étriper à propos de questions sur lesquelles ils gagneraient à trouver un consensus, les Tunisiens seraient bien inspirés de se montrer plus vigilants face aux manœuvres de ces innombrables «majordomes» d’une république qui a du mal à rompre avec son passé… bananier.