«C’est une période de transition et d’apprentissage politique avec tous ses aléas. Le Tunisien n’a plus peur de rien. Mais il craint que des forces reviennent et tirent le pays vers le bas», déclare Dr Ben Jaafar à Kapitalis.
Par Zohra Abid


Mardi, il a fait près de 40° à l’ombre sur Tunis. Dans les petites rues de la capitale  écrasées par le soleil de midi, les petites gens ne se cachent plus pour parler de la politique, des violences des derniers jours, des islamistes, des salafistes, des laïcs, de la faiblesse du gouvernement, de la police démissionnaire, d’une centaine de partis et de leur baraka en berne... Ils ont horreur de rater la dernière foulée de leur révolution qui a pris un bon départ, avant de commencer à battre de l’aile. Ça chauffe un peu partout et personne n’est vraiment dans le cirage. Parler un peu de l’avenir du pays avec un sage s’impose. Kapitalis s’est rendu au n°4 de la rue d’Angleterre de Tunis, à deux pas de la grande gare ferroviaire. A l’accueil: Mustapha Ben Jaafar, tiré à quatre épingles. Comme toujours.

Comment va Ettakattol?
Apparemment, ça baigne à Ettakattol! Dans le quartier général du parti, au premier étage d’un immeuble de style colonial, ça bouge de partout. Hommes et femmes s’affairent. Comme des abeilles mais sans bourdonnement. Sur l’un des bureaux à l’entrée, des liasses de cartes d’adhésion prêtes à la distribution. «A côté des contributions des adhérents, il y a quelques hommes d’affaires, des sympathisants, mais ça reste dans les limites du raisonnable», dit M. Ben Jaâfar. «La question du financement des partis politiques s’impose... Il faut accorder aux différents partis une égalité des chances pour que les prochaines élections soient exemplaires», enchaîne le secrétaire général du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl), qui était en rendez-vous avec un ambassadeur européen. Il n’a pas tardé à nous ouvrir les portes de son bureau au fond d’un long couloir.
Meubles de caractère, de chez nous et d’ailleurs (d’une autre époque, occidentale), bibliothèques, livres bien rangés, pas trop de gadgets, tableaux et autres affiches-symboles de la chère patrie, un ordi par-ci, un autre par là. Comment va le parti? Réponse de M. Ben Jaâfar: «On a pour le moment un petit problème de gestion de ces nouvelles adhésions. Nous sommes débordés (petit sourire, Ndlr); ils sont des milliers. Face à cette forte poussée de demandes, on va bientôt améliorer la structure».


Mustapha Ben Jaafar, tiré à quatre épingles. Comme toujours.

Plus de peur donc sur la santé d’Ettakattol, qui a tant souffert sous Ben Ali. Le parti (fondé en 1994, il n’est reconnu qu’en 2002) n’avait qu’un local à Tunis et deux ou trois autres à l’intérieur du pays. Aujourd’hui, son logo est à l’affiche un peu partout. Il fait tout pour monter dans les sondages, mais sans brûler les étapes au risque de trébucher. C’est à l’image de son leader qui, outre ses meetings à l’intérieur du pays, essaie d’être présent auprès des Tunisiens à l’étranger. Quelques jours auparavant, il a fait Paris, Genève, Berlin, Lyon et Marseille. M. Ben Jaafar semble satisfait de sa tournée et des foules qui croient en lui.

Du benalisme sans Ben Ali
Le programme d’Ettakattol sera fin prêt dans une semaine. Les Tunisiens s’impatientent. Sur l’échiquier, près d’une centaine de partis qui parlent parfois trop pour ne rien dire et tout est pratiquement dans le flou. Il y a même des troubles, qu’en pense M. Ben Jaafar? «Malgré ces forces de régression, le peuple tunisien est vigilant. Il réagit quand il faut, comme dans le report des élections. C’est quand même une victoire pour que le processus aille jusqu’à son terme et pas avec des élections bâclées», a-t-il dit. Et le gouvernement de Caïd Essebsi? Sa réponse est mi-figue, mi-raisin. «Il y a une absence d’une politique franche pour aller dans le sens de la rupture avec le passé, mais pour être objectif, il y a aussi des forces de résistance auxquelles se heurte le gouvernement actuel, même si la volonté existe».
Selon notre interlocuteur, certains partis considèrent que la parenthèse de la révolution est fermée et que l’objectif consiste, aujourd’hui, à «faire du benalisme sans Ben Ali». Selon lui, il n’y a pas de doute : certains partis pensent qu’un simple toilettage suffirait pour donner l’illusion d’un changement. «Nous devons continuer à appeler à la vigilance !», dit-il sur un ton calme, comme il l’est toujours. Et la sécurité ! Là aussi, M. Ben Jaafar n’a pas de doute: malgré les turbulences, il y a quand même une amélioration dans l’ensemble du pays à comparer avec les premiers mois de l’année.

Un manque de réactivité dans l’appareil sécuritaire
«Mais, il reste que l’appareil sécuritaire du ministère de l’Intérieur n’a pas été recyclé, surtout si l’on en juge par le comportement des agents lors des derniers incidents au CinemAfricArt, et dans quelques cités périphériques», fait remarquer le chef d’Ettakatol. Il déchausse ses lunettes de vue, gratte ses sourcils et reprend: «On a noté un manque  de réactivité manifeste qui nous laisse perplexe. Nous pensons que la sécurité est un élément essentiel pour mener la transition à son terme dans le respect des objectifs de la révolution. Il ne faut pas que ça dérape». Le regard du professeur de médecine et ancien chef de service de radiologie à l’hôpital de La Rabta, vire au rouge. Il hausse le ton et dit que cela n’est pas dans l’intérêt du pays. Selon lui, il y a des gens qui profitent de la situation. «Ça les arrange qu’on jette de l’huile sur le feu, c’est voulu», affirme-t-il, sans donner plus de précision.


Les jeunes d'Ettakatol

Que réserve Ettakattol aux Tunisiens, que les autres partis n’ont pas déjà proposé? Pour le numéro Un du Ftdl, le premier objectif est de lancer une campagne pour mieux faire connaître la ligne du parti et ses projets à travers les meetings qui vont se multiplier et les rencontres avec les médias, les tractings, le porte-à-porte... Second objectif: appeler les forces politiques à adopter un discours cohérent pour redonner confiance au citoyen. «Il y a trop de querelles intestines et de la focalisation excessive sur la question de l’identité, et ce n’est pas là l’enjeu principal des prochaines échéances électorales. On semble utiliser cette question comme un dérivatif pour créer des tensions artificielles au risque de faire échouer le processus de la transition. On en fait l’alpha et l’oméga et on parle d’islamisme, de laïcité, de régionalisme», s’indigne-t-il.

Vie publique, vie privée
Côté vie privée M. Ben Jaafar a, lui aussi, ses petites habitudes. Une petite baignade à Gammarth où il habite, une causerie familiale avec son épouse franco-tunisienne (une agrégée en géo) et ses quatre enfants (Soufiène, Hafedh, Fadhel et la petite dernière Kaouthar), qui ont brillé dans les grandes écoles de gestion, de finances, d’ingéniorat et qui ont un faible pour la politique, mais sans l’exercer. Il faut dire que chez les Ben Jaafar, ça coule dans le sang. Le chef d’Ettakattol, lui, a attrapé le virus de son oncle Nacer Ben Jaafar. Ah oui ! Quelque part à Halfaouine, il y a une rue qui porte le nom de ce patriote. Et ce n’est pas très loin de la rue où est né Mustapha à l’orée des années 1940, à Bab Souika, rue Qaâdine, impasse Alqaddachi.
A part la baignade, M. Ben Jaafar aime de temps à autre manger son plat favori: sauce avec de l’agneau, des petits pois et de cœur d’artichaut. Il en raffole. Comme les belles mélodies d’Oum Kalthoum, de Farid, de Abdelawahab, de Saliha, de Jouini, de Gharsa, père et fils. N’est-il pas le petit-fils d’un membre de la Rachidia. Du théâtre, oui. «Comme ‘‘Klem Ellil’’, ‘‘Familia’’, mais, pour lui, Ben Ayed reste au dessus de tout». Et la lecture! Il bouffe tout ce qui lui tombe sous la main surtout les livres d’histoire et de politique tout en jetant le regard sur autre chose. «Mais là, s’il me reste du temps!», dit le radiologue. Qui, orphelin du père à l’âge de 5 ans, a consacré toute une vie à la santé et à la politique.
La politique? M. Ben Jaafar n’oublie pas qu’un jour, dans le syndicat hospitalo-universitaire qu’il a fondé, il a rencontré une jeune dame extraordinaire. Il s’agit d’Emna Mnif, aujourd’hui porte-parole du parti Afek Tounès. Le médecin aurait certainement aimé qu’elle soit avec lui, surtout qu’elle incarne les idées d’Ettakattol. Nous avons lu cela dans ses yeux quand il a parlé d’elle.