«Notre pays a les moyens de réussir, et nous allons réussir. Pour parodier un chef d’Etat connu: ‘‘We will succede’’», a déclaré Béji Caïd Essebsi, le Premier ministre par intérim, au magazine ‘‘00216’’. Propos recueillis par Samir Bouzidi
Vous avez été le ministre de l’indépendance et celui de la libération, quelles similitudes voyez-vous dans ces deux périodes clés de l’histoire de notre pays ?
Il s’agit effectivement de deux périodes charnières pour notre pays, certes avec des objectifs et des contextes tant internes qu’externes très différents, mais toutes les deux marquées par des défis énormes à relever et des responsabilités historiques à assumer.
A l’indépendance, en 1956, la Tunisie a eu à faire face à des tâches urgentes et difficiles que les jeunes d’aujourd’hui ont de la peine à imaginer (tunisification de l’administration, création d’une armée nationale, soutien à nos frères algériens, libération des femmes, modernisation de l’enseignement, etc.). Elle a réussi à les assumer: le pays a considérablement progressé au point de vue économique, social, éducatif et culturel.
La révolution du 14 janvier, fondée sur des valeurs essentielles de dignité, de souveraineté du peuple et de justice sociale, spontanée et idéologique, a placé la barre assez haut: elle a parié à la fois sur la capacité du peuple à réussir sa transition démocratique et sur celle du pays à répondre aux revendications sociales légitimes de centaines de milliers de gens en désespérance, et à rompre irrémédiablement avec une dictature sordide faite d’injustices et de pratiques exécrables.
Nous sommes face à des défis gigantesques. La voie dans laquelle s’est engagé notre pays est la bonne, mais c’est la plus difficile. Il s’agit de reconstituer un système politique, de bâtir une démocratie pérenne grâce à une démarche qui permet la participation de tous, Tunisiennes et Tunisiens vivant sur le territoire national ou résidant à l’étranger.
Quel bilan tirez-vous de vos 120 jours au pouvoir ?
Le gouvernement s’est fixé comme objectif primordial d’amener le pays à l’échéance de l’élection de l’Assemblée constituante, en préparant le terrain sur tous les plans. La toute première épreuve que la Tunisie postrévolutionnaire devait surmonter, c’était la mise en place d’un dispositif consensuel devant favoriser l’élaboration d’une nouvelle Constitution, porteuse des valeurs du 14 janvier et garante de ses acquis.
Ainsi, le Gouvernement s’est employé prioritairement à rétablir la sécurité et à restaurer l’autorité de l’Etat. La sécurité et la stabilité sont des éléments essentiels pour la réussite du processus de transition. La situation sécuritaire est actuellement normalisée.
Le gouvernement a assumé pleinement sa mission d’engager le pays dans le processus de transition démocratique avec des objectifs clairs et surtout réalistes et réalisables dans le cadre d’un consensus le plus large possible. La Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique a élaboré en grande partie les textes se rapportant à l’élection de l’Assemblée constituante et a passé le relais, pour la phase opérationnelle, à l’Instance supérieure indépendante pour les élections, qui organisera, surveillera et supervisera ce premier scrutin libre et transparent de l’histoire de notre pays qui est fixé au 23 octobre prochain.
Le gouvernement a également pris des mesures rapides ayant trait à l’amélioration des conditions de vie et à la réparation de formes d’injustice. Il a élaboré un plan économique et social à court terme. Une loi de finances rectificative a été adoptée. Plusieurs mesures sociales ont été prises. Une concertation permanente avec les syndicats a lieu, tout ceci pour permettre aux citoyens de percevoir que des changements sont en cours.
Malgré la bonne volonté du gouvernement actuel, pensez-vous que les attentes prioritaires (justice, sécurité…) du peuple soient satisfaites?
Pour le Gouvernement, les attentes du peuple sont légitimes et il est important, quel que soit l’effort à fournir, de les satisfaire toutes et immédiatement. Nous avons trouvé une situation chaotique. Nous comprenons les souffrances de toutes les franges de la population et souffrons pour leurs conditions de vie difficiles. Des mesures d’urgence ont été prises, comme l’indemnisation de chômeurs de longue durée (programme Amel), les aides aux familles nécessiteuses, l’encouragement des investissements en priorité dans les régions intérieures, qui étaient exclues des plans de développement.
Le gouvernement a aussi mis en œuvre un programme économique et social qui porte sur les besoins incontestables concernant tout d’abord les projets d’infrastructures pour désenclaver les régions intérieures à l’origine de la révolution et sur la création d’emplois.
Nous comptons environ 700.000 chômeurs, dont à peu près 200.000 ont des diplômes de l’enseignement supérieur. On ne peut offrir actuellement un travail à chacun. Mais de bons indicateurs commencent à être enregistrés. Notre pays a les moyens de réussir, et nous allons réussir. Pour parodier un chef d’Etat connu: «We will succede»!
Comprenez-vous les doutes entourant la lenteur de la justice? En particulier, la vox populi se demande pourquoi, à ce jour, aucune date de jugement des anciens dignitaires n’a encore été fixée?
La justice reflétera le degré de la bonne marche des affaires en Tunisie. Une Tunisie que tout le monde regarde, plus particulièrement à l’étranger, à qui nous devons adresser des signaux positifs et rassurants quant à l’équité de notre magistrature.
Je comprends parfaitement les citoyens qui accusent la justice de lenteur. Aujourd’hui, la justice est indépendante et je n’interviens jamais dans son fonctionnement. C’est à elle de réguler son rythme en préservant son impartialité et son équité. La situation sécuritaire qui a prévalu au lendemain de la révolution ainsi que la multitude des dossiers et affaires, et le souci d’une justice équitable peuvent expliquer ce qui semble pour une large frange comme une forme de lenteur dans le traitement des affaires. Mais nul n’est au-dessus de la justice. Les premiers procès d’une longue série impliquant l’ancien président et son entourage ont commencé ces derniers jours.
Le gouvernement a, dans sa quête de vérité et de justice, créé deux commissions indépendantes: la Commission de l’établissement des faits sur les affaires de malversation et de corruption, et la Commission d’établissement des faits sur les abus et violences durant la révolution. Les travaux de ces commissions ont commencé à aboutir et des dizaines d’affaires ont été transmises aux procureurs de la république.
Aujourd’hui, considérez-vous que la feuille de route de la reconstruction est respectée? Quelles sont les menaces réelles et sérieuses?
Le peuple tunisien a, par la seule force de ses convictions démocratiques, réalisé une révolution qui fera date dans l’histoire de l’humanité. La révolution a ouvert à notre pays la porte de la démocratie. Le chemin est encore long. Mais notre pays a franchi des étapes importantes. La voie est balisée dans le processus du recouvrement de la dignité et de la démocratie.
Notre pays se prépare à son premier scrutin libre et transparent avec l’élection d’une Assemblée constituante, le 23 octobre prochain, qui dotera le pays d’une constitution démocratique. Il est vrai que toute transition démocratique passe par des moments de flottements et de tergiversations, mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps.
La responsabilité du gouvernement de transition est avant tout de sauvegarder l’intérêt général, de baliser la voie qui permettra de redresser le pays sur tous les plans, politique, économique et social. Nous sommes tous dans l’obligation de sauvegarder la révolution et de donner une image rayonnante d’un pays digne et prospère. C’est dire la responsabilité, qui incombe aux Tunisiennes et aux Tunisiens, aux partis politiques, à la société civile toutes orientations confondues, de redoubler d’effort afin de prémunir la révolution des dangers qui pourraient la guetter et l’empêcher d’arriver à bon port. Or, pour se concrétiser, cela nécessite de rompre avec toutes les formes d’abus, de dépassements, d’entraves à la liberté d’autrui, de non-respect de la loi, de revendications injustifiées, d’obstacles divers à la production.
La révolution a été une révolution pour la dignité, mais certains, heureusement peu nombreux, essayent de l’instrumentaliser, voire même de la bloquer. Je m’adresse aux forces vives de la nation, jaloux de leur révolution, pour qu’ils se mobilisent et fassent face à tous ces freinages. Le gouvernement tout seul ne peut pas réussir, et il refuse de recourir aux méthodes musclées.
On était en droit d’attendre davantage d’engagements fermes lors du dernier sommet du G8. Comment expliquez-vous cet attentisme, voire la frilosité de la communauté internationale vis-à-vis de la Tunisie postrévolutionnaire?
Notre pays n’est pas un mendiant qui cherche de l’aide partout et par tous les moyens. Depuis sa révolution, il y a un intérêt réel du monde entier envers la Tunisie, et nous devons prendre cela en considération, et en être fiers. Au Sommet de Deauville, le gouvernement a présenté au G8 le programme de développement économique et social à court terme qu’il a préparé pour répondre aux besoins immédiats du pays et, à terme, bâtir une Tunisie démocratique, prospère et stable sur la base d’un équilibre entre les régions et entre les couches sociales.
La réalisation de ce programme, qui s’étalera sur cinq ans, va s’appuyer d’abord sur les ressources et les moyens propres de la Tunisie. Le soutien, certes adéquat et nécessaire, qui est demandé aux partenaires internationaux de notre pays, dont les pays du G8, n’est que de 25 milliards sur les 125 milliards de dollars requis. Un accueil extrêmement favorable a été réservé à ce programme et l’engagement du G8 est un signal fort aux différents acteurs économiques étrangers appelés à investir en Tunisie. Nos partenaires internationaux ont la conviction profonde que si la révolution échoue en Tunisie, elle n’aboutira nulle part ailleurs.
Comment voyez-vous l’apport des Tunisiens de l’étranger dans la construction de la Tunisie nouvelle : ambassadeurs, investisseurs, apporteurs d’affaires et/ou d’expertises, acteurs de la vie citoyenne et publique…?
La révolution du 14 janvier a uni tous les Tunisiens, ceux qui vivent sur le territoire national et ceux qui vivent à l’étranger. Tous les Tunisiens participent aujourd’hui à la réalisation de la double exigence de la révolution, à savoir le recouvrement de la dignité et la démocratie. Nos citoyens résidant à l’étranger sont mobilisés pour relever les défis de cette phase transitoire.
Si nous les appelons à une plus forte implication dans l’effort de développement économique et social de leur pays, leur contribution à l’édification d’un Etat démocratique sera aussi importante puisqu’ils seront représentés au sein de l’Assemblée constituante et, plus tard, au parlement. Les Tunisiens de l’étranger sont un facteur essentiel à la réussite du processus de démocratisation en cours.
Le profil de la communauté tunisienne à l’étranger, son évolution démographique, socioprofessionnelle ou même comportementale ainsi que ses aspirations nécessitent la mise en place de nouvelles structures et procédures sur lesquelles le gouvernement travaille actuellement. L’objectif fondamental est de renforcer le soutien aux Tunisiens de l’étranger et de favoriser l’émergence d’une classe d’investisseurs, de cadres supérieurs, de compétences contribuant à l’investissement, à la recherche scientifique, au transfert de technologie et au savoir-faire de la Tunisie postrévolutionnaire.
Que ferez-vous après le 24 octobre?
J’espère laisser la Tunisie à mes successeurs dans un état meilleur que celui où je l’ai trouvée lorsque j’ai accepté, par souci patriotique et sens du devoir, cette énorme responsabilité. Une Tunisie démocratique, plurielle, ouverte, tolérante, stable, prospère, unie, fière d’elle-même.
Avant ma nomination, je menais une vie paisible entre mon cabinet d’avocat, ma famille et mes lectures. C’est ce rythme que je reprendrai à la fin de ma tâche avec la satisfaction du devoir accompli envers mon peuple et mon pays.
Source : Magazine ‘‘00216’’ (juillet 2011)