Le journal égyptien ‘‘Al Shourouq’’ parle d’une lettre que le leader sud-africain aurait adressée aux révolutionnaires tunisiens et égyptiens. Problème: cette lettre est introuvable ailleurs. Manipulation des services égyptiens? Possible.


Le journal égyptien parle d’une lettre qui aurait été publiée vendredi par un mystérieux site appelé ‘‘Al-Hiwar Al Moutamadden’’, sans mettre le lien renvoyant à l’article en question. Recherche faite, il s’avère que le site, animé par des intellectuels laïcs et libéraux irakiens, se décline en arabe et en anglais. Mais il y a problème: les deux sites ne contiennent aucun article signé par (ou même contenant le nom de) Nelson Mandela!
L’article a-t-il donc été publié par un journal anglophone (sud-africain ou autre)? Une recherche Google est effectuée mais on n’a trouvé nulle part la trace d’article signé Nelson Mandela et analysant, avec moult détails, la situation politique prévalant aujourd’hui en Tunisie et en Egypte.

Tentative de justification de l’impunité?
Et s’il s’agissait plutôt d’un faux, concocté par les services de renseignement égyptiens et destiné à calmer les esprits qui se chauffent actuellement sur la place Ettahrir au Caire? Le contenu de l’article, en tout cas, le laisse penser. Notamment l’appel à pardonner aux sbires des anciens régimes de Ben Ali, en Tunisie, et Moubarak, en Egypte. Cet appel a l’apparence de la vérité: il rappelle, en effet, les positions antérieures du chef sud-africain concernant son propre pays. Mais il a tout l’air d’être un faux. Nous en sommes presque persuadés, en attendant qu’on nous apporte la preuve du contraire.



Les médias égyptiens et tunisiens, dont on connait le manque de professionnalisme, pourraient sauter comme des affamés sur cet appât très appétissant. Idiots utiles ou fieffés malins, ils pourraient utiliser les vrais faux propos de Mandela pour justifier l’impunité en Tunisie et en Egypte.
C’est pour cette raison que nous avons préféré lancer cet avertissement avant de reprendre ici, en les traduisant en français, ces soi-disant propos que Mandela n’a sans doute jamais tenus.
Selon ‘‘Al Shourouq’’, Mandela aurait dit aux révolutionnaires tunisiens et égyptiens: «Instaurer la justice est beaucoup plus difficile que de mettre fin à l’injustice, car la destruction est un acte négatif alors que la construction est un acte positif, ou, comme l’a dit Hassen Tourabi, restaurer la vérité est plus facile que de réfuter le mensonge».
Toujours selon ‘‘Al Shourouq’’, Mandela aurait écrit dans sa lettre: «Comment allez-vous gérer l’injustice héritée pour mettre à sa place une justice? Je crois savoir que c’est la question qui vous préoccupe aujourd’hui, parce que c’est la question que j’avais eu moi-même à l’esprit à l’instant même où j’ai été libéré. Vous venez de sortir immédiatement de votre grande prison et la réponse à cette question pourrait déterminer la nature de la direction dans laquelle s’orienteront vos révolutions.»

Mandela au secours des collabos des dictateurs?
L’ancien président de l’Afrique du Sud aurait ajouté: «Je ne lis malheureusement pas la langue arabe, mais ce que je comprends des traductions qui me parviennent sur les détails des polémiques politiques aujourd’hui en Tunisie et en Egypte montre que l’essentiel du temps est perdu à insulter tous ceux qui avaient des relations de collaboration avec les deux régimes déchus, comme si la révolution ne pouvait s’achever sans la vengeance et l’exclusion. Il me semble que la tendance générale chez vous est à exclure et à faire taire tous ceux qui ont eu des liens, proches ou lointains, avec les pouvoirs antérieurs. Et c’est là, à mon avis, une erreur.»
Là, nous atteignons clairement le cœur du sujet, à savoir la mise, dans la bouche d’un sage comme Mandela, les positions que les services égyptiens souhaiteraient faire valoir aujourd’hui dans l’opinion publique: le pardon et la réconciliation. Autant dire aussi l’impunité.
Selon le même journal, Mandela aurait affirmé que les peuples tunisien et égyptien devraient se rappeler que les membres de l’ancien régime sont, au final, des citoyens du même pays, ajoutant qu’en «les intégrant et en leur pardonnant, on offre le meilleur cadeau au pays en cette étape. Je sais que ce qui vous dérange, c’est de voir les mêmes figures qui soutenaient hypocritement l’ancien régime parlent aujourd’hui de la révolution et la glorifient, mais la meilleure façon de réagir c’est de ne pas les confronter en les faisant taire quand ils glorifient la révolution, mais de les encourager à le faire afin de les neutraliser. Soyez assurés que la société n’élira finalement que ceux qui ont contribué à sa libération».
Que dire de cette manipulation médiatique, que l’on peut attribuer aux services égyptiens, avec la complicité active d’un média électronique, sinon que les régimes dictatoriaux, qui étaient en place en Tunisie et en Egypte, n’ont pas encore disparu et que leurs émules font de la résistance et œuvrent à reprendre la main et à reconduire même le système: le seul qu’ils connaissent et où ils se sentent dans leur élément. Pour les sbires de Ben Ali et Moubarak, qui rôdent encore dans les couloirs de l’administration, la liberté, la démocratie et la bonne gouvernance sont, en effet, des ennemis mortels.

Imed Bahri