La révolution tunisienne semble aujourd’hui, en danger, sans protection, entre des mains hostiles et peu sûres. Les contre-révolutionnaires sont à la manœuvre pour faire revenir le pays à l’avant 14 janvier. Par Nejib Tougourti
Le conflit, idéologique et culturel entre séculiers et islamistes qui semble, ces derniers temps, s’accentuer dans notre pays et prendre de l’ampleur n'occupe, en réalité, qu’une place secondaire dans les préoccupations de la rue et ses interrogations, concernant le futur du pays, à court et moyen terme, sa situation intérieure, sa culture, son économie, sa politique étrangère et son autonomie vis-à-vis des puissances régionales et internationales.
L’attitude timorée des partis
Très peu de partis se sont hasardés à esquisser un programme, des propositions de réformes ou de nouvelles législations financières ou sociales. Les grands problèmes de l’actualité internationale, le conflit du Moyen-Orient, les révolutions arabes, le bourbier libyen, le futur du Grand Maghreb et son union, sont soigneusement évités, au grand dam d’une bonne partie de la population, frustrée par l’attitude timorée et timide de ceux qui sont censés réaliser ses aspirations.
L’attitude de l’ancienne opposition, toujours tenue à l’écart des centres de décision, s’explique, en partie, par sa faible expérience et sa préparation, encore insuffisante, puisqu’elle fut prise au dépourvu par une révolution qu’elle ne croyait pas imminente. Elle est due aussi, à une conviction, fortement ancrée dans l’esprit de ses protagonistes et des nouveaux venus de la scène politique, que la destinée du pays et son avenir se jouent dans les chancelleries et en dehors de ses frontières.
Toutes tendances confondues, nos politiques se livrent à une vaste opération de séduction, destinée à remporter le soutien et la bienveillance ou la neutralité des mêmes pays et puissances étrangers qui ont soutenu l’ancien dictateur et couvert ses crimes. Cette terrible aliénation de l’opposition actuelle a fait la part belle aux adversaires de la révolution qui, derrière les deux gouvernements provisoires ou agissant en leurs noms, ont eu les coudées franches dans la gestion des affaires courantes et moins courantes du pays.
Dans la voie choisie par… le régime déchu
Les adversaires de la révolution ont profité de la situation pour accentuer l’orientation politique du pays dans le même sens que celle du régime déchu, renforçant les relations privilégiées du pays avec ses vieilles alliances et multipliant les gestes et les signaux rassurants et les marques de fidélité et d’obéissance aux cercles et lobbies étrangers qui ont soutenu l’ancienne dictature, cautionné ses actions et justifié ses excès, de différentes manières.
La palme d’or revient aux forces occultes qui étaient derrière le premier gouvernement provisoire et qui, dans un souci évident de rassurer leur vieille clientèle, décidèrent, à la hâte, comme s’il s’agissait d’une priorité extrême, de lever les réserves formulées par la Tunisie, sous l’ancien régime, sur des clauses, marginales, de quelques conventions internationales. Dans la foulée, et profitant de la confusion générale des premiers moments de la révolution, ils firent appel à des technocrates, travaillant à l’étranger, de leur école et fidèles au capitalisme financier.
Sur la même lancée que ses prédécesseurs et dans le même esprit ou dans une sorte de surenchère, le 24 juin dernier, le deuxième gouvernement – ou son sosie, dans l’ombre – annonce l’adhésion de la Tunisie au traité de Rome de la Cour internationale criminelle et à la convention sur l’abolition de la peine capitale. Une décision qui aurait dû, dans le nouveau contexte démocratique, faire l’objet d’un référendum. On a même profité d’un moment d’inattention de l’opinion publique pour faire un clin d’œil aux Israéliens, en nommant secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères un ancien diplomate qui a présidé pendant quatre ans le bureau tunisien à Tel-Aviv. La promptitude de l’acceptation, sans discussion, des offres de crédits du Groupe des Huit et de ses conditions et le rapprochement avec certains pays du Golfe, caissiers du capitalisme international, laissent peu de doutes sur les choix économiques et la volonté d’engager, le plus loin possible et d’une façon irréversible, le pays, dans la même voie, déjà choisie par l’ancien régime, qui a causé tant de malheurs et d’infortunes.
Les adversaires de la révolution gagnent des points
L’opposition se tait, sans doute par peur de provoquer le courroux de certaines forces étrangères, qu’elle fait tout pour séduire. Les adversaires de la révolution en profitent et leurs mouvements sur l’échiquier national sont de plus en plus hardis. Leurs gains sur le plan intérieur ne sont pas négligeables, jouissant, là, également, d’une grande manœuvre d’action grâce à une mainmise sur l’information et les médias officiels, la récupération et l’exploitation de l’administration et de ses rouages et la complicité, dans l’ombre, d’un grand nombre d’adhérents et cadres du parti dissous, qui était au pouvoir.
La nomination d’un membre de l’ancien régime au ministère de l’Intérieur n’a soulevé que de faibles protestations de la part de la haute instance, chargée de la sauvegarde et de la protection de la révolution. Près de la moitié de ses représentants ont été désignés dans des conditions mystérieuses. Cette même instance a élu l’instance des élections avec, à sa tête, une personnalité peu connue du grand public. L’opposition s’est montrée particulièrement discrète et passive, concernant les modalités des élections, leur déroulement et se contentant de quelques déclarations de réprobation après leur ajournement manu militari. Son attitude, qui trahit un profond manque de confiance en ses capacités et aptitudes à affronter, à elle seule, sans l’appui de l’étranger, ses anciens adversaires, ne peut que profondément nuire à la révolution.
Cette attitude donne indirectement raison aux détracteurs de cette opposition et renforce les tentatives qui visent à la réduire en une simple révolte, une vulgaire rébellion. Cette volonté de minimiser l’importance de la révolution et de la ramener à un simple fait divers de l’histoire, s’est trahie, maintes fois, dans le double langage de certains de nos nouveaux diplomates qui, dès qu’ils franchissent nos frontières, changent de ton et se montrent beaucoup plus proches des thèses contre-révolutionnaires.
Une révolution réduite à un simple fait divers
Comble de dérision, on dénigre les symboles de la révolution, ses martyrs et on met en vente, pour les touristes, ses icones, graffitis et slogans comme de vulgaires curiosités indigènes; mêlant dans les mêmes espaces de commercialisation les posters des martyrs et de leurs mères et veuves éplorées aux panneaux publicitaires faisant la promotion de diverses marchandises.
Cette promiscuité entre la révolution et le monde de l’argent est de mauvais augure. Elle risque de corrompre une vie politique encore embryonnaire et de l’initier, dès son jeune âge, aux relations dangereuses avec le milieu des affaires, favorisant les dessous de table et les achats des votes par telle industrie ou entreprise.
La loi sur le financement des partis, qu’on essaye d’imposer à la hâte, autorise, d’ailleurs, des dons relativement importants des particuliers aux formations politiques, tout en restant discrète sur l’utilisation des sommes et leurs bénéficiaires.
Toutes les cartes semblent, aujourd’hui, entre les mains de ceux qui tirent les ficelles derrière les hautes instances et le gouvernement provisoire. Tout se passe comme si, sur l’avant-scène, ces structures transitoires ont choisi pour rôle de faire patienter le public et de le préparer aux principaux évènements d’une pièce de théâtre dont on a, déjà, écrit les dialogues et monté une grande partie des décors. Une forte impression de déjà-vu prévaut dans la rue. L’opinion nationale commence à douter de la bonne foi et de la compétence des chefs des partis politiques, de l’opposition, de la Haute instance et du gouvernement provisoire qui, en laissant faire les contre-révolutionnaires et en cherchant d’abord les faveurs de l’étranger, ont fait un pas dans la mauvaise direction en s’éloignant du peuple et en trahissant l’esprit et les principes de sa révolution. Cette dernière semble aujourd’hui, en danger, sans protection, entre des mains hostiles et peu sûres.