Dérive de l’information, publicité partisane et argent suspect, achat des allégeances, les libertés pour alimenter les discordes, l’aristocratie cachée et son agenda actif… Les mesures de traitement et de prévention.
Par Moncef Marzouki


L’affrontement violent qui a eu lieu récemment à la salle CinémAfriArt à Tunis est très significatif, car il a été mis face-à-face trois parties qui ont trahi leur conception des libertés démocratiques.

4 - Les libertés pour alimenter les discordes
La première partie est incarnée par la réalisatrice du film ‘‘Ni Allah ni maître’’, qui a tenu à ce que son film soit projeté dans la situation délicate par laquelle passe le pays comme étant une démonstration de force de la laïcité militante, comme si le principal problème de la Tunisie actuelle n’est pas le chômage, mais le droit de provoquer les sentiments du peuple et de s’attaquer à ses croyances.
La deuxième partie est incarnée par les islamistes extrémistes, qui n’ont pas hésité à recourir à la violence, comme si le problème fondamental de la Tunisie actuelle n’est pas le chômage, mais l’amputation de la langue de toute personne qui tient un discours inacceptable pour eux.
La troisième partie, qui est la plus dangereuse, est formée par les transfuges de la police politique et de l’ex-parti au pouvoir, dont certains se sont vêtus d’habits islamistes, porté une barbe postiche et participé à l’attaque contre les spectateurs du film, dans le but de créer le chaos pour justifier le retour de la répression policière.



Outre ces conflits sectaires artificiels entre laïcs et islamistes, il y a aussi une volonté claire, de la part de certaines parties suspectes, d’alimenter les conflits entre les régions. Celles-ci soulignent la nécessité de mettre fin au soi-disant pouvoir des Sahéliens et leur faire porter la responsabilité de la dictature de Bourguiba et de Ben Ali, alors que ces derniers sont parmi les innombrables victimes des deux dictateurs.
Plus grave encore: certains groupes ou figures politiques, qu’ils soient islamistes, communistes ou anciens du Rcd, ne peuvent plus organiser des réunions dans telle ou telle ville, où ils se voient crier à la face le fameux slogan «Dégage!», s’ils ne sont pas agressés.
Allons-nous être obligés d’imposer la liberté d’expression par la force, en muselant des voix qui se sont tues longtemps avant de dire des énormités? Dans ce cas, que resterait-il de la démocratie dont nous avons rêvé toutes ces années?

5 - L’aristocratie cachée et son agenda actif
Ces jours-ci, tous les regards sont braqués sur la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et de la transition démocratique, et sur l’Instance supérieure indépendante pour les élections. On a de grandes réserves sur le fonctionnement de ces deux instances et on les tient pour responsables du retard des élections à l’Assemblée constituante reportées du 24 juillet au 23 octobre. Mais personne n’a pris conscience du fait que le mode de scrutin – un déterminant majeur de l’avenir du système politique – adopté entre quatre murs par des gens que personne ne connait, a un seul objectif, celui de noyer le vote et d’empêcher l’émergence d’une majorité, et ce grâce au scrutin proportionnel avec des listes fermées.
Alors que le mouvement Ennahdha, par exemple, ou le Congrès pour la république (Cpr), ne peut présenter qu’une seule liste [dans chaque circonscription, Ndlr], les nombreux partis formés à partir de la matrice du Rcd, parti de Ben Ali dissous, peuvent présenter des listes différentes pour, par la suite, constituer une coalition.
Aussi, et outre le fait que la prochaine Assemblée élue ne sera pas représentative des forces politiques réelles dans le pays et qu’elle pourrait aussi redonner le pouvoir au Rcd, ce mode de scrutin porte en lui deux dangers:
- le premier est que l’Assemblée constituante soit formée d’une mosaïque de partis politiques incapables de constituer une majorité susceptible de gouverner, ce qui signifie l’entrée de la Tunisie dans une période d’instabilité comme celle que connaît le régime actuel en Irak, ce qui fournirait une excuse au gouvernement actuel pour continuer, alors qu’il est très faible et manque de légitimité;
- le second est que la minorité, entrée dans l’Assemblée constituante grâce à ce mode de scrutin, s’emploie à le maintenir dans la nouvelle loi électorale par crainte de se retrouver hors-jeu dans toutes les élections législatives ultérieures qui donneraient une majorité au courant arabiste et islamiste.
Celui qui pense que cet article est excessivement pessimiste quant à l’avenir de la révolution tunisienne se trompe. C’est là plutôt le diagnostic, fait par un médecin, des maladies qui ont commencé à attaquer le nouveau-né. Ce diagnostic nous permettra de trouver le traitement et les vaccins pour que nous puissions avoir, en Tunisie et dans tout les pays arabes, une véritable démocratie qui n’aggravera pas les problèmes des gens mais y apportera la bonne solution.

6 - Les mesures de traitement et de prévention
Pour cela, il faut :
- interdire l’association entre le pouvoir médiatique et le pouvoir politique comme on interdit la combinaison entre les pouvoirs judiciaire et exécutif, d’où le besoin de lois qui obligent les propriétaires des chaînes privées à choisir entre le travail purement médiatique et l’activisme politique;
- créer un Conseil supérieur pour surveiller les médias audiovisuels, afin de garantir leur impartialité, leur intégrité et leur transparence;
- interdire la publicité politique;
- garantir le droit d’opinion de tous et de toutes, en rappelant à toutes les parties la seule règle qui garantie que cette liberté ne dérive pas, à savoir: «Que Dieu bénisse celui qui connait ses limites et s’en tient», ainsi que le principe fondamental de la démocratie: «Il n’y a pas de liberté dans l’absolu et votre liberté s’arrête là où commencer la liberté de l’autre»;
- financer les partis de manière transparente et équitable, afin d’assurer leur indépendance de l’argent suspect;
- mettre en place un système électoral susceptible de générer une majorité qui gouverne et une minorité qui s’oppose, afin que le système ne soit pas seulement démocratique, mais stable et efficace;
- punir l’achat de l’allégeance en excluant, provisoirement ou définitivement, du jeu politique, comme le ferait un arbitre au cours d’un match de football, pour un club ou un joueur qui triche sur les règles du jeu, ce qui signifie qu’on a besoin d’un arbitre et même de deux, comme un président de la république dont les pouvoirs les plus importants consistent à siffler les erreurs et à faire traduire les fauteurs devant une Cour constitutionnelle, qui dissous tout parti dont la culpabilité est prouvée et interdit à ses dirigeants de se porter candidat ou de voter pour une durée déterminée.
Nous oublions souvent que la démocratie est un jeu, comme les échecs et le football, et que, plus les règles sont respectées, les joueurs loyaux et l’arbitre impartial, plus le jeu devient intéressant et beau. Mais si les règles sont faussées, les joueurs sans honneur, l’arbitre faible ou corrompu, le jeu finit dans l’anarchie et le chaos.
Pour que l’on ne se noie pas dans le port et que l’on puisse naviguer des décennies, voire – pourquoi pas – des siècles dans l’océan de la démocratie, nous devons mettre en place les règles et les mécanismes les plus solides et imposer leur respect, mais le plus grand garant reste le peuple, ou plutôt sa partie la plus active, c’est-à-dire le public des citoyens qui ont la responsabilité de préserver le plus précieux de ce qu’ils ont sacrifié. Eux, en tout cas, savent mieux que quiconque que si la corruption de la tyrannie balise la voie vers la démocratie, la corruption de la démocratie prépare la voie pour le retour de la tyrannie.

Traduit de l’arabe par Imed Bahri

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Source: Al-Jazeera.