Chronique d’un périple citoyen à Sidi Bouzid à l’occasion d’une action au profit des enfants de Bir Lahfay, un village du sud-ouest.
Par Karim Jaffel


Tout le monde se tenait prêt à partir à la rencontre de l’école de Bir Lahfay. Si Khemais pose les jalons du timing. Farah dans son rôle, était attentive. Tout le monde s’écoutait dans une esthétique de sagesse et de civisme. En suivant les pas de Néjib Kouka du Lions Club de Sidi Bouzid, venu pour nous conduire à l’école, je remontais une nouvelle fois dans ma voiture en récitant silencieusement des prières en remerciant Dieu de ce qu’il nous a donné comme force et comme réconfort sur ce chemin de Sidi Bouzid.
Les premières indications désignant Bir Lahfay sont venues interrompre nos questions sur la distance à parcourir. Sur la route à grande vitesse, Walid m’explique que les dos d’âne surdimensionnés ont été réalisés par des riverains après le 14 janvier. Des enfants sont morts fauchés par des voitures, le ministère de l’Equipement n’ayant pas solutionné cette question qui durait depuis des années.

La rencontre avec Bir Lahfay …
Au dernier dos d’âne, les remparts de l’école montraient leur éclat, leur peinture et leur décoration de fortune. Il faisait chaud… peut-être un 38° C. Des femmes et des hommes nous attendaient à l’entrée. Au premier regard, le courant est vite passé; la sympathie était au rendez-vous! M. Dhaoui, le directeur de l’école, talonné par Walid, nous a invités dans une salle où des boissons gazeuses nous attendaient.



La salle était remplie. Je voyais Moune émue... peut être par son rêve, devenue réalité. Farah était aux côtés de Traki et si Khemais était attentif au détail du cérémonial. Nous étions tous émus par cette présence rehaussée par des journalistes, qu’on soupçonnait à vrai dire pour le 16 juillet. J’ai pris la parole. J’ai présenté Moune, Traki, Chahnaz, si Khemais, Farah, Azza, toutes les personnes qui ont participé à cette action citoyenne mais qui n’ont pas pu se joindre à ce voyage, le Lions Club District 414, les club de Sidi Bouzid, Alyssa et Carthage Sophonisbe, l’association ‘‘1 enfant, 1 espoir’’, et enfin Walid Issaoui, grâce à qui cette rencontre a lieu. Cette présentation s’est prolongée par la connaissance des personnes venues à notre rencontre.

«Comment voyez-vous votre école pour demain?»
Le 16 juillet. 9h00. Les voitures arrivées la veille de Tunis reprirent le chemin vers Bir Lahfay avec, cette fois ci, à bord, l’équipe au complet, et accompagnée par Moufid Hammami, président des Lions Club Carthage Sophonisbe, arrivé le jour même de Tunis pour l’inauguration. Comme la veille, les remparts de l’école se tenaient imperturbable avec un comité d’accueil plus joyeux.
Parfois, les mots ne rendent pas compte des émotions que nous pouvons ressentir à travers le regard pétillant de ces enfants… Et notamment de celui de Emna, âgée de 9 ans, en classe de quatrième année primaire, que le directeur d’école nous présenta. Emna avait un cahier de classe parfaitement tenu. Ses notes témoignent d’une élève assidue et appliquée. Emna passait en cinquième année. Sauf qu’elle était née sans doigts… ni doigt de main, ni doigt de pied. Son regard sur le monde était différent de celui des enfants en général et de ceux dont nous étions les invités. Le directeur de l’école a souhaité une prise en charge des livres et des cahiers scolaires pour Emna.  
Les discours prononcés se sont effacés face à ces enfants attendant leurs outils de dessin pour traduire leurs pensées sur le thème que Moune a lancé: «Comment voyez-vous votre école pour demain ?».
Et encore une fois, la magie était au rendez-vous. Les graffitis sur les feuilles de papier canson allaient prendre forme au fur et à mesure pour esquisser des colombes, des terrains de foot, des espaces de jeux, un théâtre, et des formes encore méconnues de notre monde de 2011.
L’exercice était fort en émotion. Nous avons convenu avec Moune d’en faire un book pour le projet de Bir Lahfay. Déjà 14h00. J’avais tenu à graver cette première rencontre citoyenne avec les enfants de Bir Lahfay. Et Si Khemais en parfait orateur, s’est adressé à ces enfants pour chanter en a capela un texte finissant par «Tounes ila el Amam. Ila el Amam Ya Tounes» [En avant La Tunisie… La Tunisie est en Mouvement].

Un tour à Sidi Bouzid …
De retour à l’hôtel, Il était impensable de ne pas ressortir pour visiter le lieu de l’immolation, la municipalité et le siège du gouvernorat! Le 17 décembre 2010 était désormais le référentiel de la révolution pour Sidi Bouzid. Arrivé sur place, je gare ma voiture devant deux jeunes gens assis, cigarette à la main.
Alors que si Khemais, Moune et Traki s’éloignaient vers le siège du gouvernorat en prenant des photos des inscriptions sur les murs, je me suis avancé vers ces jeunes en les saluant. Je leur ai demandé s’ils pouvaient avoir la gentillesse de nous montrer ce qu’il en était des faits du 17 décembre.
L’un deux, au regard plus doux, me répondit poliment que la place Mohamed Bouazizi était juste devant, que la photo de Bouazizi a été retiré depuis quelques temps et que la mémoire des détails de l’immolation lui manquaient. L’autre, bien que plus jeune mais plus costaud et au regard foudroyant, a ajouté très gentiment que la révolution n’a encore rien changé à son sort. Un échange complice me fit comprendre que leurs maux étaient à la fois sincères et acceptés.
Le plus jeune continuait à exposer sa situation. Celle de quelqu’un qui a quitté les bancs de l’école à 14 ans et qui, après la révolution, avait enfin trouvé du travail et gagne 220 dinars par mois. Ce travail consiste à arracher des baies d’épines denses sur les rebords des routes!
Le premier à parler rétorqua avec sagesse que les fruits de la révolution se faisaient attendre. Avec cette note, à la fois de vérité et de réalité, j’ai senti un mur encercler ma volonté de poursuivre l’action citoyenne.



Il n’y avait plus rien à comprendre. Les choses étaient là et ce mur, aux parois bien épaisses, me faisaient déjà suffoquer. Mon Dieu! J’étais involontairement dans le monde de ces jeunes de Sidi Bouzid qui se lèvent chaque matin sans espoir, pour siroter café après café et aspirer cigarette après cigarette. J’étais parmi ces jeunes non seulement sans emplois, mais aussi sans espace de loisirs, sans cinéma, sans jardin public, avec comme seule distraction … des voitures qui passent et de temps à autre une fête de mariage.
Sur ce regard, je quittais mes nouveaux amis pour aller rejoindre mes trois compagnons, qui étaient assis avec un groupe de personnes septuagénaires. Je ne savais pas comment la discussion avait commencé, mais je voyais l’expression des visages de ces hommes assis, minces, à la peau noircie par le soleil. Ils étaient indignés devant cette réalité. L’un d’entre eux, un fonctionnaire, s’était endetté pour assumer les études de ses quatre enfants et qui, au bout du compte, se retrouve avec quatre chômeurs diplômés dont le plus jeune, maîtrisard en finance, se noyait dans une tristesse et une déprime devant l’écran de télévision.
Les attentes de la Tunisie étaient économiques et essentiellement économiques pour Sidi Bouzid. Cette réalité ne leur faisait plus peur! Leur patience s’était métamorphosée en autre chose… Un peu dans cette expression du jeune homme, avec un regard à la fois agressif et brûlant et une voix et une analyse de la situation calme et maîtrisée!
Nous nous dirigeâmes vers la voiture quand une vielle dame, en sefsari, quasiment allongée sur le banc public, nous interpella pour demander quelques dinars pour une piqure d’insuline. Son fils, à la quarantaine accomplie, vêtu dignement, était confus, et mendiait.
Sidi Bouzid nous dévoilait son visage naturel. Celui d’une réalité mêlant désespoir et assèchement de la patience, de la volonté, de l’utopie et du rêve. A Sidi Bouzid, les rêves semblent lointains pour ceux qui y vivent pendant des années. Il n’y a que l’instinct de survie qui parait fonctionner… au risque de se déchirer, un jour en flamme comme ce fût le cas pour Bouazizi.
Dans la voiture, l’émotion était forte. Je voyais les yeux de si Khemais, de Moune et de Traki déjà bien noyés par des larmes de désarroi. Dans des bribes de balbutiement sans verbe, la voiture retrouva son chemin de l’hôtel et chacun de nous nos chambres respectives.

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Carnet de route de Karim Jaffel
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