Le fils d’Habib Ammar, ancien ministre de l’Intérieur sous l’ancien régime, a abandonné à leur sort les employés de l’hôtel club Henry Village, à Gammarth, dont il était le locataire.
Enquête de Sarra Guerchani


Depuis le 16 juillet, les employés de l’hôtel club Henry Village, à Gammarth (banlieue nord de Tunis), surveillent les locaux. L’ancien locataire a fermé l’établissement et le groupe Turing Tour les encourage à rester pour surveiller l’établissement en attendant sa réouverture. Sans salaire depuis quelques semaines, rémunérées sous la table depuis plus de 23 ans, et sans couverture sociale, les salariés revendiquent aujourd’hui leurs droits.
Les employés du Henry Village, désormais propriété du Turing Tour, se retrouvent dans le même bateau. Des femmes et des hommes se soucient de leur avenir. Ils ne savent plus à quelle porte aller frapper.  L’ancien locataire, depuis près de cinq ans, Douraid Ammar, louait l’établissement, où se trouve deux des bars les plus en vogue de la banlieue nord de Tunis: le Blanko et le First.

L’ancien propriétaire du club Jasmin reprend l’affaire
Depuis le 11 juin, l’hôtel a été fermé, puis samedi 16 juillet, c’était au tour de ces deux bars. Les employés n’ont rien vu venir. Après plus de 5 ans de conflit avec le groupe de Douraid Ammar, Sogi Voyage, le propriétaire du village a fini par résilier le contrat. En effet, le fils de l’ancien ministre a accumulé des dettes. «Nous sommes en procès avec Douraid Ammar. Il a 300.000 de dinars de loyer impayé», témoigne Mounira Amri, responsable de cet hôtel auprès du groupe Turing Tour. Cette semaine, le club sera repris par un nouveau gérant: «Nous avons trouvé un locataire solvable», annonce la porte-parole du groupe propriétaire. La gérance sera reprise par  Patrick Sebag, ancien propriétaire du club Jasmin à la Goulette, fermé depuis quelques années. Il est également le fabriquant  de la vodka parfumée Alexia. Les employés en attente de leurs salaires n’ont pas l’air très informé de leur futur. «Nous ne savons toujours pas ce qui va se passer. Ils ont dit que le nouveau gérant nous payera, mais on attend toujours. On ne sait d’ailleurs même pas qui est le Monsieur qui va reprendre l’affaire», dit Fayçal Mahjoubi, chef de réception de l’hôtel depuis 24 ans.

Cependant, du côté des propriétaires le son de cloche est différent: «Ce n’est pas au nouveau locataire de les payer. Nous allons le faire», déclare Mme Amri.
Désespoir ou naïveté? Les 8 employés de l’hôtel croient dur comme fer que Patrick Sebag reprendra l’équipe, mais rien ne le garantit, même si la responsable du Turing Tour explique que «dans le contrat de location, il y a une clause qui stipule que chaque locataire gérant se doit de garder les employés et de leur garantir tous les avantages sociaux.»
Rien ne peut assurer que cette règle sera respectée. Patrick Sebag, joint par téléphone, a confirmé qu’il reprendra tous les employés, mais il a cependant refusé de préciser s’il augmentera les salariés et s’il les déclarera à la Caisse nationale de sécurité sociale (Cnss), comme l’exige du reste la loi.
La dernière gérance en dit long sur ce qui pourrait attendre les huit employés. Même si Douraïd Ammar a gardé les anciens employés, ce n’est pas pour autant qu’il a honoré la deuxième partie de la clause du contrat. Pourtant, selon les préposés de l’hôtel, il le leur avait promis.

Salarié depuis 24 ans, sans sécurité sociale ni fiche de paye
En effet, les salariés n’ont pas été déclarés à la Cnss. Zina Belgharbi, gouvernante générale depuis plus de 20 ans, prendra sa retraite l’année prochaine. Elle n’est pas sûre de pouvoir toucher sa Cnss. «Je sors en retraite en décembre 2012, je n’ai cependant pas de preuve de mon travail ici durant toute ces années».
Bien avant la révolution, ils ont porté plainte auprès de la Cnss. Cependant, cette dernière n’a toujours rien fait. «Lorsqu’on est parti les voir, ils nous ont répondu qu’ils viendraient nous voir pour régler notre cas et ils nous ont aussi dit qu’ils ne pouvaient rien faire, car ils ne retrouvaient pas le fils de l’ancien ministre», déclare Hedi Manai, chef de la sécurité de l’établissement depuis 23 ans. Douraid Ammar aurait peut-être quitté le pays suite aux poursuites judiciaires à l’encontre de son père après à la révolution.
Autre point: l’adage qui dit «Tout travail mérite salaire» semble ne pas avoir de sens pour l’ancien locataire de l’hôtel Henry Village. Il semblerait que l’employeur n’ait pas rémunéré les préposés. Aucun salaire n’a été versé depuis le 11 juin dernier et l’ancien locataire leur doit encore quatre mois de salaires d’avant la révolution. Il serait également parti sans leur payer les 5 derniers mois. Cependant l’entreprise propriétaire avait trouvé une solution pour rémunérer les salariés. Elle a sous-loué le Blanko et le First: «Nous avons pris de gros risques pour ces gens-là, souligne Mounira Amri. Nous avons permis aux salariés d’ouvrir les bars pour qu’ils puissent travailler. Puis, la semaine dernière un le ministère nous a demandé officiellement de fermer les lieux.»

Effectivement, cette ouverture illégale a permis aux salariés de toucher les 5 derniers mois de salaires en retard. «Nous avons eu nos salaires de janvier à mai grâce à l’ouverture du First et du Blanko. Par contre, nous n’avons pas encore vu la couleur de nos salaires des mois de juin et juillet», affirme Fatma Ajmi, barmaid depuis 8 ans. Selon ces personnes employées par cet hôtel, ce problème ne date pas d’hier.
«Depuis avant la révolution, on vit cette injustice. Douraid Ammar nous doit encore quatre mois de salaires», dénonce Lassaad Dami, agent d’entretien depuis 23 ans. Même s’ils ont déposé plainte auprès de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt), du maire, du gouverneur et du ministère de l’Emploi, ces démarches sont restées, à ce jour, sans suite. Seul un huissier est passé les voir il y a quelques semaines pour les écouter et leur fournir un papier qui prouverait que ces hommes et ces femmes travaillent ici depuis plus de deux décennies pour la plupart.
Il y a aussi la question des salaires, qui sont bas et n’ont jamais augmenté depuis 24 ans. «Je touche une paye de 350 dinars par mois depuis 1987. Je n’ai pas de fiche de paye et je n’ai pas le droit à une augmentation», déclare l’agent d’entretien. Le chef réceptionniste renchérit: «Chaque gérant qui reprend l’affaire nous promet une augmentation, mais aucun n’a tenu sa parole.»

Obligés d’accepter ces conditions de travail sans être rémunérés
Les huit salariés de l’hôtel sont désespérés et acceptent toutes les conditions imposées par le nouveau locataire et le propriétaire. «Le fait qu’on a une famille à nourrir même si on travaille sans contrat, on ne peut plier bagage aussi facilement. Donc, on est obligé de travailler malgré les inconvénients», indique Lassad Dami.
Depuis environ plus d’une semaine, les employés gardent l’hôtel 24 heures sur 24 dans des conditions déplorables. Ils sont sans eau et sans électricité, sous une chaleur accablante. L’ancien locataire n’a pas payé les factures de la Steg et de la Sonede. De plus, plusieurs d’entre eux éprouvent des difficultés pour venir travailler «bénévolement» (pour le moment), La plupart des employés habitent loin : «Je dois prendre six bus pour arriver sur mon lieu de travail, et cela me coûte 5 dinars par jour. Vous imaginez? Alors que je ne suis pas en train d’être payé», déplore l’agent de sécurité.
De peur de perdre leur travail, ces salariés font des sacrifices en attendant la réouverture de l’Henry Village. «Nous travaillons ici depuis plus de 24 ans. Et nous essayons de protéger notre gagne-pain des éventuels attaques. Des gens pourraient venir casser ou brûler l’hôtel», souligne Hedi. Lui et les autres employés affirment vivre un véritable calvaire. «On doit s’adonner à des petits travaux pour joindre les deux bouts. Nous louons les parasols plantés sur la plage à 3 dinars aux passants pour pouvoir payer notre transport», confit le chef de la sécurité. C’est difficile pour nous de faire face à ce genre de situation», poursuit-il.
En attendant la réouverture prochaine de l’hôtel, les employés continuent à surveiller l’établissement. Ils essaient tant bien que mal de trouver une solution à leur situation. La Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh) se dit prête à les soutenir dans leur démarche administratives et une avocate volontaire devrait venir à leur secours pour les aider à se défendre afin d’acquérir leurs droits et donc de retrouver un semblant de dignité.