yahiaoui juge
Un texte circule sur Facebook attribué au juge Mokhtar Yahyaoui. Il s’agit d’une vraie fausse mise au point qu’il avait envoyée à ‘‘Jeune Afrique’’, en réponse à l’interview que je lui ai faite en 2001. Voici mon témoignage…
Par Ridha Kéfi


Le 6 juillet 2001, Mokhtar Yahyaoui, magistrat tunisien, président de la 10e chambre civile du tribunal de première instance de Tunis, diffusait une ‘‘Lettre ouverte’’ adressée au président Ben Ali, dans laquelle il dénonçait le manque d’indépendance des magistrats tunisiens dans l’exercice de leurs fonctions et le fait que la justice était inféodée au pouvoir politique.
Quelques jours plus tard, le ministre de la Justice suspendait le juge dissident de ses fonctions et mettait fin à son traitement. Dans une interview qu’il m’avait alors accordée, publiée par ‘‘Jeune Afrique’’ du 28 août 2001, le juge reprit son réquisitoire contre la justice tunisienne et sa subordination au pouvoir exécutif. Mais, surprise: quelques jours après la parution de l’entretien, il fit parvenir au magazine parisien une mise au point dans laquelle il revenait carrément sur l’essentiel de ses affirmations. Que s’était-il passé?

Dans la villa de Mohamed Chokri à Mutuelleville
Je ne voulais pas parler de cet épisode, mais comme le juge Yahyaoui y est revenu lui-même, la semaine dernière, dans une interview à l’hebdomadaire ‘‘Haqaïq’’ (du 22 juin 2011), où il a évoqué les circonstances de la mise au point, il m’a donné l’occasion d’y revenir moi aussi.
Dans l’interview de ‘‘Haqaïq’’, M. Yahyaoui explique que le texte de la mise au point a été écrit par Ridha Boubaker, ancien directeur général des prisons au ministère de la Justice, Mohamed Chokri, ancien conseiller de Ben Ali, et Me Triki. M. Yahyaoui ajoute qu’il a été contraint, après une séquestration de quatre heures, de le signer et de le faire parvenir à la rédaction parisienne de ‘‘Jeune Afrique’’.
Je me souviens qu’à l’époque, j’ai été moi-même surpris (et même très déçu) de voir le juge affirmer presque le contraire de qu’il m’avait déclaré deux semaines auparavant dans l’entretien publié par ‘‘Jeune Afrique’’. Je m’étais dit qu’il avait sûrement subi des pressions et qu’il dût, sous la menace, démentir ses propres propos. Ces pratiques étaient très fréquentes sous l’ancien régime et il fallait beaucoup de courage physique pour ne pas céder aux harcèlements et aux menaces. Je ne pouvais donc reprocher au juge Yahyaoui d’avoir, lui aussi, cédé…     
Cependant, un mois après la publication de la mise au point, le juge était venu me voir à mon bureau à Sapcom, société tunisienne du groupe Jeune Afrique. Je l’avais reçu avec Raja Skandrani, alors directeur de la société. Il a commencé par me présenter ses excuses pour la mise au point envoyée à la rédaction à Paris, en me félicitant pour la fidélité avec laquelle j’avais rapporté ses propos! Il a raconté ensuite qu’il avait été séquestré par Mohamed Chokri, dans la villa de ce dernier à Mutuelleville, et que ce dernier avait essayé de lui faire signer une première version de la mise au point où il démentait m’avoir rencontré et accordé l’entretien publié dans ‘‘Jeune Afrique’’. M. Yahyaoui a ajouté qu’il avait résisté de longues heures avant d’accepter, finalement, et sous la menace, de signer un texte qui satisfaisait ses séquestrateurs sans mettre en question l’authenticité de l’entretien, et donc ma bonne foi.
Je compris alors que j’étais passé tout près de la prison et j’ai remercié, à mon tour, M. Yahyaoui pour ne pas m’avoir donné en pâture à Abdelwaheb Abdallah, qui n’aurait pas hésité un instant à me fabriquer un procès et à me mettre à l’ombre. Mais là n’est pas l’histoire...
Ce qui serait intéressant de rappeler, ici, au moment où des personnes – qui étaient à la solde de Ben Ali – essayent aujourd'hui de mettre en doute l’honnêteté du juge et son intégrité morale, ce sont les circonstances dans lesquelles la vraie fausse mise au point lui a été arrachée (et c’est le cas de le dire).
Ces circonstances sont détaillées dans un document datant de mai 2002. Il s’agit d’un rapport de mission internationale réalisé par des représentants de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme, un programme conjoint de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (Fidh) et de l’Organisation mondiale contre la torture (Omct), intitulé: ‘‘Tunisie : l’affaire Yahyaoui. Le combat d’un homme pour l’indépendance de la justice’’.

Dans un mouvement de colère, le conseiller brise la table en verre
Nous en reproduisons ici, pour l’histoire, les extraits relatifs à l’entretien du juge à ''Jeune Afrique'' et aux circonstances de la mise au point. Les lecteurs intéressés pourront lire la totalité du rapport sur le lien suivant:    
«L’incident le plus grave allait se produire à la suite de la parution, le 8 août 2001, d’une longue interview de Mokhtar Yahyaoui, par l’hebdomadaire ‘‘Jeune Afrique - L’Intelligent’’.
Le juge y déclare notamment : ‘‘Nos magistrats sont en passe de devenir de simples préposés à qui l’ont dicte des instructions. (…) Le problème est que les représentants du ministère public aussi bien que les présidents de tribunaux sont choisis en fonction de leur subordination supposée à l’administration. (…) Un jugement prononcé en première instance par un juge plus ou moins indépendant peut être cassé sans aucune difficulté en appel ou en cassation. L’administration dispose de plusieurs moyens d’intervention et elle ne se prive pas de les utiliser’’ (Jeune Afrique-l’Intelligent, 28 août au 3 septembre 2001, interview recueillie par Ridha Kéfi, parue sous le titre ‘‘Un homme du sud, Mokhtar Yahiaoui, Pas de justice sans démocratie’’).
A la suite de ces nouvelles déclarations, Mokhtar Yahyaoui fit l’objet de menaces très explicites.
Il expose que le jour-même de la parution de l’hebdomadaire, alors qu’il était en vacances à Korba, il fut appelé au téléphone par un homme connu pour être un conseiller influent du président Ben Ali, qui avait, précédemment, offert ses services comme ‘‘intermédiaire’’ pouvant contribuer à dégager une solution acceptable pour tous. Il était demandé au juge de revenir sur le champ à Tunis. Réticent dans un premier temps, le juge finit par accéder à la demande de son interlocuteur, qui s’était fait très insistant. Rendez-vous fut pris à la villa du conseiller. Arrivé sur place, il y trouva celui-ci, accompagné d’un haut magistrat du Parquet.
Le ton est vif: manifestement, l’interview accordée au journaliste de Jeune Afrique n’a pas plu. Devant le refus du juge de ‘‘réparer cet affront’’, le conseiller hausse encore la voix, disant qu’il se sent ‘‘capable de tout’’. Le juge exprime la volonté de rentrer chez lui, ce à quoi le conseiller rétorque : ‘‘Es-tu sûr de pouvoir le faire?’’. Dans un mouvement de colère, il brise la table en verre autour de laquelle ils étaient installés.
Les interlocuteurs du magistrat le laissent seul pendant une quinzaine de minutes.
A son retour, le conseiller a radouci le ton. Il propose une solution de compromis : ‘‘Vous avez parlé du négatif dans l’article paru dans Jeune Afrique, pourquoi ne pas parler des choses positives?’’.
Se joint alors au groupe un avocat connu pour ses liens avec le RCD, qui avait également, au préalable, offert ses bons offices entre le magistrat et le pouvoir.
Acculé, le juge sera amené à signer une lettre qu’il n’a pas rédigée lui-même.
La semaine suivante, l’hebdomadaire ‘‘Jeune Afrique-l’Intelligent’’ allait publier un ‘‘droit de réponse’’ dont la lecture permet effectivement de douter de la sincérité et de la spontanéité de son signataire, qui se démarque nettement des déclarations qu’il avait faites antérieurement, allant notamment jusqu’à affirmer ‘‘relever quelques défaillances du système judiciaire ne doit en aucun cas conduire à une contestation globale de l’indépendance de la magistrature en Tunisie, qui est un fait palpable et non susceptible d’être contesté. La tradition instaurée depuis l’indépendance dans les rapports entre l’exécutif et le judiciaire est sans cesse affirmée et largement confirmée depuis le Changement, ce qui a pour conséquence que la justice tunisienne est, en dépit de quelques défaillances qui sont susceptibles d’être améliorées, une justice indépendante mais pouvant l’être davantage’’.»