Malgré la chaleur du premier jour de Ramadan, plusieurs sit-inneurs de la Place des droits de l’homme de Tunis campent sous des tentes de misère. Jeûne ou pas, les derniers irréductibles sont là... Reportage de Zohra Abid
Nous avons dit plusieurs ! En fait pas tout à fait. Car à faire une comparaison avec les premiers jours du sit-in El-Massir (Le Destin), leur nombre a été pratiquement divisé par dix. De près de 300 personnes le 15 juin, les voilà à peine une trentaine à faire de la résistance et à tourner en rond dans le parc qui donne sur l’avenue Mohamed V.
Tout en restant vigilants, de peur d’être noyautés par des intrus, ils jouent, discutent, lisent, se connectent sur les réseaux sociaux, se prennent des petites siestes à n’importe quel moment de la journée... Et, surtout, pas de problème pour manger. Dans les parages, les riverains du quartier Lafayette ont un gros cœur... Kapitalis a passé un peu de temps en leur compagnie et a eu avec eux, lundi vers midi, une petite causerie.
La faim justifie la cause
Selon la petite communauté du sit-in El Massir, les uns âgés de même pas vingt printemps, les autres courbés sur 55 et plus, il y a plusieurs citoyens qui partagent avec eux les mêmes convictions. Ils les aident en leur offrant à boire et à manger. Ceci ne peut que les encourager à tenir bon et à résister. «Même si on va mourir de faim, ça ne nous effraye pas. Il y a des jeunes qui ont perdu la vie pour que notre pays éradique définitivement la dictature de son lexique. Nous n’avons plus peur de rien et nous serons toujours là à interpeller le gouvernement par intérim et ses complices de l’ancien régime qui n’ont compris ni les raisons de notre révolution, ni nos messages», dit Amine le pâtissier qui vient de perdre son contrat de travail. Il est de ces jeunes qui ont fait des études et se sont instruits et construits. Au final, il s’est trouvé devant le four pour faire des confiseries. Un éternel contractuel qui ne peut faire de projets de vie, ne sachant pas de quoi demain sera fait.
Interminables discussions politiques.
Un petit groupe de garçons sous une tente pliable aux couleurs vives, tout en lanières, nous salue sagement en nous croisant. Une autre grappe de filles et garçons s’est protégée du soleil de midi à l’ombre d’un tronc d’arbre. D’autres sous leur tente de camping, et d’autres sous les volières en bois vert bouteille du jardin, nous scrutent de leur regard sans prononcer un mot. Ici, seul le silence est grand, ni radio, ni télé, ni brouhaha. Seul bruit, celui des voitures qui passent et repassent à longueur de la journée de l’avenue la plus circulante de la capitale. Et un gazouillis très enchantant...
Pour qui je vais voter ?
Sur un des bancs publics, entre deux arbres géminés, une pile de livres. Achraf, Othman et Amine adorent lire. Ils nous consacrent un peu de leur temps et parlent sans ambages. A chacun sa petite histoire. La famille, leur petit lit douillet, un petit plat chaud, tout cela leur manque. Mais ils se disent prêts à rester là où ils sont, jusqu’au jour J et ils se prennent pour des héros investis d’une mission contre vents et marées. «Parce que nous en avons marre. Tout le monde nous prend pour des idiots et nous ment. Pis, plusieurs ont utilisé la révolution pour en tirer profit», raconte l’un des trois jeunes qui se veulent indépendants. Les partis, l’inscription sur les listes des élections de la constituante, tout ça ne leur dit rien. C’est du pipeau. Tout est joué d’avance. C’est, du moins, ce qu’ils redoutent.
Othman, l’informaticien, a laissé tomber son commerce et s’est donné une autre raison de vivre: la patrie passe avant. «Hier soir, une famille nous a offert le dîner. Une autre s’est occupée du ‘‘shour’’. Ce soir, on n’en sait rien».
Amine, Achraf et Othman guettent les intrus.
Othman a fait le 22 mars, Kasbah 1, et le 1er avril, Kasbah 2. Autant dire, un irréductible. Dans son esprit, il se dit plus déterminé que jamais. «Il faut réussir la révolution sinon adieu la liberté... Les élections! Je suis le seul ici à m’être inscrit sur les listes électorales. Pour qui je vais voter? Je ne sais pas, le discours de Moncef Marzouki me convient. On verra d’ici-là», dit-il, perplexe.
Comme tous les occupants de la place venus de toutes les régions du pays et de toutes les franges sociales (étudiants, chômeurs, contractuels, mariés, célibataires, jeunes ou moins jeunes), Olfa a choisi d’observer plusieurs sit-in depuis la révolution. A chacun ses propres raisons. «J’ai fait la Kasbah 1 et la Kasbah 2 et je vais continuer à manifester ma colère. Comment ma famille me laisse découcher! Déjà, tous ces garçons sont pour moi comme des frères. Je n’avais dans ma vie que mes parents. Aujourd’hui, ils sont à l’au-delà. Ils ont été assassinés par des gens cagoulés le 14 janvier alors qu’ils sortaient de la maison pour des courses. C’était devant chez nous. Je les ai enterrés, les deux, le même jour», raconte Olfa, les yeux mouillés, tout en s’efforçant de garder le sourire.
Tirés au cordeau
Avant le 14 janvier, Olfa (29 ans) était heureuse de travailler dans un centre de personnes âgées à Sfax et d’être choyée par ses parents. Elle dit avoir tout perdu. Mais pas l’espoir. Son seul rêve est de voir un jour son pays définitivement devenu une démocratie.
Plus loin, dans le portail grillagé, des matelas en mousse à même le gazon, des ustensiles de cuisine, et autres objets personnels, un quinquagénaire mal rasé, baille encore, se dirige vers la fontaine du jardin, se lave le visage, fait ses ablutions et revient à son abri. Pas loin, une fille, belle comme le jour, joue à la corde avec quelques jeunes de son âge. De l’autre côté d’une tente blanche, un homme plie bagage. Sous son bras, matelas et couverture de fortune. «Il représente une association et vient de passer avec nous une semaine de soutien», nous dit Amine. Nous laissons Achraf, Amine et Othman à leurs feuillets de poésie et d’histoire. C’est comme ça qu’ils passent le plus clair de leur journée.
On ne laissera pas voler notre révolution.
Sur notre chemin, un jeune de 25-30 ans se balade avec ses sacs poubelles. Il les distribue à ses compagnons de sit-in. Avec eux, il ramasse les ordures de la veille: bouteilles d’eau en plastique, canettes de soda, emballages de paquets de biscuits... En un petit quart d’heure, il n’y a plus rien à ramasser dans le parc.
Après Ramadan, un grand rassemblement
Ramzi semble très prudent. Il regarde dans tous les sens. Il est sur ses gardes. «Il y a quelques jours, de faux sit-inneurs se sont glissés dans nos rangs et, en notre nom, ont diffusé des communiqués disant que nous allions arrêter notre sit-in. Nous venons de les démentir officiellement. Nous avons même élu un nouveau comité pour qu’il puisse coordonner dans la transparence avec le sit-in de la Kasbah 2 de Sfax qui soutient notre action», a-t-il précisé. Et d’ajouter, navré, que le pays tourne actuellement dans le mauvais sens. «A voir les Rcdistes rassemblés samedi dernier au Palais des Congrès de Mohamed V, ça nous a donné la nausée. Ces gens n’ont pas vraiment honte! Le monde est vraiment à l’envers», s’indigne le militant indépendant. «Nous nous préparons pour un sit-in gigantesque juste après Ramadan. Et ça sera notre message pacifique et fort pour ceux qui veulent faire avorter la révolution...», annonce Ramzi, ancien commerçant.
Ramzi vendait autrefois des articles électroniques. Il réparait les téléphones et les PC portables. Pendant la révolution, le poste de police de sa ville a été incendié. «Ma boutique, située à côté, est partie en fumée. J’ai confié mon affaire à des avocats. J’attends encore le procès», a-t-il dit.
Ramzi se joint à un autre groupe. Au centre de leurs causeries interminables: les politiques, la police, le chômage, la jeunesse en mal de vivre, l’avenir incertain. Ils n’ont que ça à faire, en attendant le coucher du soleil, la rupture du jeûne. Voir quelqu’un à l’horizon leur apporter un bol de soupe leur donnera certainement des forces pour tenir. Et demain est un autre jour...