Ils sont nés en Tunisie ou en France de pères et/ou mère tunisiens, et redécouvrent leur pays après la révolution. Ils cherchent à rattraper le temps perdu, en renouant avec une patrie, à la fois proche et lointaine.
Par Ramsès Kefi, Paris


Avant l’immolation de Mohamed Bouazizi en décembre dernier, Emna ne pensait pas que les Tunisiens avaient atteint un tel niveau de désespoir. La jeune cadre bancaire de 29 ans, née à Paris, qui se rend chaque été à Bizerte, d’où ses parents sont originaires, était pourtant au courant de la dictature et ses affres. Mais avec le recul, elle trouvait cela plutôt normal, presque évident: «Je pensais que les Tunisiens s’en accommodaient. Au fond, je me dis que mon impression n’est peut-être pas si fausse. Comment a-t-il fait pour rester aussi longtemps au pouvoir?»
Le téléphone d’Emna sonne. C’est son père. Dans un arabe impeccable, elle lui explique qu’elle est en rendez-vous, sans lui dire qu’elle est avec un journaliste. Elle raccroche, puis s’excuse, un peu gênée, avant de renchérir: «J’ai fait comme tout le monde, y compris les politiciens français. Quand j’entendais parler de droits de l’homme ou de torture, je regardais ailleurs, en feignant de ne rien voir.»
Semi, lui, ne connaît presque rien de la Tunisie. Tunisien par son père, ce dernier part quand il a seulement 10 ans. De son seul voyage là-bas, le jeune homme de 24 ans, étudiant en chimie en banlieue parisienne, n’a que des réminiscences. Et quand je lui demande d’où il est originaire, sa réponse est vague: « Je suis de Tunis. Je me souviens d’un restaurant dans lequel nous allions manger, et d’une montagne juste derrière notre maison. Après, pour le reste, je n’en sais rien! Je devais avoir 8 ans. Depuis, je n’y suis plus retourné.»

Semi ne savait pas que Kasserine était en Tunisie
Au mois de janvier dernier, chaque flash d’information est pour Semi une manière tragique mais originale de découvrir la Tunisie. Alors  s’il n’y avait pas eu de révolution, Semi serait resté, de son propre aveu, très loin d’un pays auquel il ne pensait plus. C’est grâce à elle qu’il apprend, par exemple, l’existence de Kasserine, ou à situer Tunis sur une carte géographique, lui qui voyait la capitale tunisienne beaucoup plus au «nord-ouest».


C’est grâce à la Révolution que Semi apprend, par exemple, l’existence de Kasserine.

Emna est au travail quand elle apprend la fuite de Ben Ali. Elle reçoit un message sur son portable, tandis qu’elle est en réunion. Pour le symbole, elle l’a sauvegardé : «Tout est fini. La Tunisie est enfin libérée du tyran.»
Elle se souvient du petit sourire, qu’elle a esquissé à ce moment, et de sa réponse, paradoxalement consensuelle, presque froide, en dépit de l’événement unique: «C’est une bonne chose de faite.»
La veille, Emna avait suivi l’allocution de Ben Ali, dans laquelle le président déchu – et désormais hors-la-loi – promettait de tirer les leçons de ses erreurs, en offrant sans délai liberté et démocratie. Secrètement, Emna l’avait cru, espérant que tout rentrerait très vite dans l’ordre. Comme avant: «Tous ces morts, tous ces jeunes tabassés, ça me faisait mal. Je n’ai vraiment aucune sympathie pour Ben Ali mais j’avais très peur pour ma famille. En janvier, mes parents étaient là-bas. Même s’ils me disaient que tout allait bien, je n’y croyais pas.»
En rentrant chez elle, Emna n’exulte pas, comme certains de ses amis franco-tunisiens, partis manifester leur joie dans les rues de Paris sitôt la nouvelle de la chute du raïs officialisée. Chez elle, c’est l’inquiétude qui prédomine. Une pointe de pessimisme aussi: «Quelques heures après le départ de Ben Ali, ma première réaction c’était de me dire ‘‘et maintenant, on fait quoi?’’ Des élections? Mais avec qui? Et puis pourquoi faire la fête? Moi je n’ai rien fait pour la révolution. Je trouvais ça un peu déplacé».

La fierté de faire un peu partie de ce peuple
Semi n’a pas raté une miette de la fin de Ben Ali. De l’image de l’avion présidentiel en fuite, reprise par toutes les chaînes dans l’après-midi du 14 janvier, à la rumeurd’une demande d’asile en France du clan du raïs, il n’a rien manqué, scotché devant sa télévision et son écran d’ordinateur, sur lequel il parcourait les forums tunisiens francophones à la recherche de scoops: «Là, je parle en mettant de côté mes origines. La fin d’un dictateur, n’est-ce pas quelque chose d’historique? Mais forcément, j’ai ressenti de la fierté de faire un peu partie de ce peuple, même si je n’ai absolument rien fait.»
Le soir, il simule une rage de dents pour ne pas aller au fast-food dans lequel il travaille pour financer ses études. C’est  le seul moyen qu’il trouve sur le coup pour continuer à suivre les débats, et en savoir un peu plus sur les réactions à chaud, sur place, en Tunisie: «Ça doit être quelque chose d’extraordinaire à vivre. On est peut-être à l’origine de la future première démocratie  arabe».
En janvier, tandis que Semi cherche à en savoir plus sur la Tunisie, un de ses amis lui prête un bouquin, qu’il a récupéré dans une bibliothèque: ‘‘La Tunisie, terre de paradoxes’’, d’Antoine Sfeir, spécialiste du monde arabe. Le livre, très complaisant à l’égard du régime de Ben Ali, tombe très vite des mains de Semi : «Je n’y connaissais pas grand-chose avant, mais justifier une dictature, c’est quand même extraordinaire. Le livre avait l’air tellement aux antipodes de la réalité présentée depuis décembre dernier que je comprends un peu mieux le type de raisonnements qui ont permis à Ben Ali et son clan de durer».
Cet été, Emna n’a pas dérogé à ses habitudes. Début juillet, elle est partie en Tunisie. Sans appréhensions, malgré les rumeurs qui courent ici et là d’un pays en totale déliquescence. Dans quelques jours, elle ira peut-être s’inscrire sur les listes électorales: « Je n’ai pas envie de voter pour voter. J’ai envie de faire le bon choix même si je ne connais rien de la scène politique tunisienne. Je n’ai surtout pas envie de me rendre compte après coup que j’ai donné ma voix à un escroc».

Au-delà des affiches des voyagistes, un pays…
Avant de partir, Emna insiste pour que, dans mon article, je mentionne la complexité pour les Franco-tunisiens de parler de «toutes ces choses-là»: «On est tellement loin, parce qu’on n’a pas vécu ce qui s’est passé avant et pendant la révolution. Devant ma télé, parfois, je me demande si je peux vraiment affirmer que je suis tunisienne comme je le fais tout le temps».
Semi ne votera pas, pour des raisons administratives. Il n’a pas la nationalité tunisienne. Néanmoins, s’il en avait l’occasion, et comme Emna, il ne l’aurait peut-être pas fait: «Comme ça, de loin, voter alors que je n’ai jamais vécu de ma vie en Tunisie, et juste après une révolution, dans un contexte où ces élections sont historiques, ça aurait été compliqué».
En septembre, Semi envisage de retourner en Tunisie. Il n’a plus aucun contact avec son père, ni avec sa famille là-bas. A vrai dire, il n’y va pas vraiment pour ça. «Du moins pas encore» sourit-il, en allumant une cigarette: «Je suis fier d’avoir une attache avec ce peuple. J’aimerais voir à quoi ressemble un pays qui vient de faire sa révolution. Sans elle, la Tunisie, pour moi se résumerait à des affiches que l’on voit dans le métro pour des bons plans vacances.»