«Les partis n’ont pas le droit d’aller aux élections de l’Assemblée constituante en rangs dispersés. L’intérêt général doit l’emporter sur les calculs individualistes. Sinon bye-bye la démocratie!» Par Zohra Abid
Cet avertissement a été lancé par certaines figures emblématiques de la scène politique tunisienne au cours d’une conférence organisée, samedi, au Palais des congrès, à Tunis, à l’initiative du Centre d’étude de l’islam et de la démocratie (Csid, Tunis-Washington) et l’association El Jahedh (Tunis) sur «les conditions de réussite du processus électoral».
Les représentants de partis et de la société civile, qui ont tous appelé à la vigilance, étaient sur la même longueur d’ondes pour dénoncer certaines pratiques du gouvernement par intérim et de quelques partis et autres forces politiques et médiatiques qui tirent le pays vers là où il était avant le 14 janvier.
«Si la situation n’a pas empiré», ont-ils prévenu.
Comment réussir les premières élections après Ben Ali?
Selon les intervenants, le pays est à deux doigts de réussir sa révolution, mais aussi à deux doigts de basculer en arrière. Car, il y a une cascade de dérapages et un grand risque : celui de sombrer, après le 23 octobre, dans un clivage sans fond, qui nuirait gravement à l’unité du pays.
Appel aux observateurs !
Les présents ont tous appelé le gouvernement de Béji Caïd Essebsi à se ressaisir et à déployer les moyens logistiques et techniques nécessaires à la tenue des élections de l’Assemblée constituante dans les meilleures conditions. Pour cela, il convient d’abord d’assurer la sécurité dans les régions et de mettre en confiance le citoyen.
Pour mettre la rencontre dans son cadre, Radhouane Masmoudi, président du Csid, a déclaré dans son allocution d’ouverture : «Le 23 octobre prochain, il y aura près de 7.000 bureaux de vote sur tout le territoire. Il faut reconnaître que les institutions, les partis et la société civile n’ont pas d’expérience en matière d’élections. On aura donc besoin de pas moins de 1.000 voire 2.000 observateurs internationaux pour que tout se passe dans la transparence».
M. Masmoudi a fait remarquer aussi que les partis, au lieu de regarder l’intérêt national, sont plutôt en train d’affûter leurs armes, rien que pour quelques sièges de plus. «Il faut garantir tout d’abord des élections dans la transparence totale. Puis, ce premier rendez-vous électoral n’est pas seulement pour évaluer le poids de tel ou tel parti et ce n’est pas non plus une fin. Si tel parti n’a pas eu d’élu, cela ne signifie pas qu’il doit arrêter la politique. C’est là où le travail collectif doit prévaloir, l’intérêt général devant passer avant tout», a-t-il insisté.
Attention aux dérives!
De son côté, Slaheddine Jourchi, président de l’association El Jahedh a mis l’accent sur une ligne de conduite pour réussir les élections. Selon lui, il faut protéger les principes de la révolution de toute dérive. «Le Tunisien est en train d’assister à une série de dérapages qui pourraient nuire aux principes de la révolution. Il est en train de perdre confiance même en son élite. Lorsqu’on entre en compétition avec un esprit individualiste, manquant de maturité et qu’il n’y a pas de programmes mais des conflits de personnes, il y a danger de dérapage. Les élections du 23 octobre vont être un test de cette maturité», a-t-il rappelé avant de poser une batterie de questions. «L’élite est-elle prête aujourd’hui pour conduire le pays? Comment combattre la corruption? Qui finance les partis? Y a-t-il une déontologie de l’action politique».
Selon M. Jourchi, il faut dénoncer les corrompus et il faut se limiter aux textes de la loi. «La transparence dans le financement des partis doit être de mise. Chaque parti doit fournir un bilan indiquant par qui il est financé ? A quelle hauteur? Combien dépense-t-il? Et où va l’argent?», a-t-il indiqué.
Outre cette question du financement, M. Jourchi a rappelé aux représentants l’éthique en politique. «Ecorner l’image de l’adversaire et semer gratuitement le doute sur son intégrité pose problème et ne peut mener que vers la haine et l’anarchie», a-t-il expliqué, par allusion aux duels homériques que se livrent actuellement les laïcs et les islamistes, le Parti démocratique progressiste (Pdp) et Ennahdha, etc.
La patrie au dessus de tout calcul
M. Jourchi a profité aussi de la présence massive des représentants de tous les courants pour dénoncer un autre dérapage. «Il faut exclure tout discours politique dans les mosquées», a-t-il martelé, insistant sur la nécessaire séparation de l’Etat et la religion.
Quand on connaît la filiation idéologique de M. Jouchi, qui appartient à la mouvance de l’islam progressiste, on mesure à sa juste valeur sa remarque, adressée aux militants d’Ennahdha.
Partis et société civile s'interrogent.
Le conférencier n’a pas laissé l’occasion passer sans évoquer les conflits tribaux, le régionalisme et autres questions qui mettent le pays en danger. «Oublions les intérêts personnels. La patrie doit rester au dessus de tout. Nous devons être responsables. Nous devons, après le 23 octobre, accepter les résultats des élections et ne jamais mettre en doute la transparence de l’opération sans preuves tangibles», a-t-il dit. Evoquant la mission de l’Assemblée constituante, M. Jourchi a rappelé qu’elle consiste à élaborer et qu’elle n’a pas vocation à se transformer en parlement. «La nouvelle constitution va protéger les Tunisiens. Elle va exprimer leurs aspirations. Elle va surtout les rassembler et non les diviser. Aussi, et sans le dialogue entre les forces politiques, les élections ne serviront à rien», a conclu M. Jourchi.
L’impartialité requise des médias
Kamel Jendoubi, président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), ne s’est pas écarté des balises mises par les deux premiers intervenants. «Rien ne se fera sans le dialogue entre les partis, les couches sociales et surtout les jeunes, qui ont eu leur rôle important et non fondamental, dans cette révolution. Les partis doivent échanger leurs idées et créer entre eux un climat serein pour pouvoir construire le pays», a souligné le militant des droits de l’homme rentré au pays au lendemain de l’ancien régime après une vingtaine d’année d’exil en France. Et de lancer ce message codé à certains dirigeants politiques qui se la jouent solo: «Il faut garder de la prétention et avoir une vision commune pour la transition. Le 23 octobre n’est qu’une première étape et le dialogue entre les partis d’un côté et les partis et le gouvernement, d’un autre, est une nécessité». M. Jendoubi n’a pas omis d’interpeller un autre acteur important, les médias, pour leur rappeler leur devoir. «Pour réussir la transition, les médias ont un rôle important à jouer. Ils doivent œuvrer d’une façon impartiale pour que les citoyens soient avertis et bien orientées. Le monde nous regarde, nous fait confiance, nous devons être à la hauteur de cette confiance et de cette révolution de la dignité», a-t-il conclu.