Pour s’inscrire aux élections de l’Assemblée constituante, ils ont attendu la dernière minute. Ces retardataires ont entre 18 et 80 ans. Après hésitation, ils ont décidé de ne pas louper la chance de leur vie. Reportage de Zohra Abid
Comme prévu, le dernier jour des inscriptions aux listes électorales, fixé par Kamel Jendoubi et ses camardes de l’Instance supérieure et indépendante pour les élections (Isie) au 14 août, a connu une grande affluence. Les quelque 950 bureaux d’inscription répartis sur tout le territoire, sans parler des bureaux ambulants, ont été pris d’assaut dès les premières heures de la journée de dimanche. A l’Ariana, à titre d’exemple, on parle d’un taux très élevé par rapport aux autres jours. Kapitalis s’est rendu dans certains de ces bureaux.
Pourquoi à la dernière minute?
Le 14 août, deux heures de l’après midi, il y a foule à la mairie de la Cité El Khadhra. Devant le bureau des inscriptions, deux rangs interminables. Un pour les femmes et un autre pour les hommes. «Ouf, éloignez-vous de moi, à quoi ça sert de me coller et bousculer. Ça me suffit la chaleur du jour, puis on va tous passer», lance une jeune dame à une autre d’un certain âge. En attendant leur tour, les femmes, dans leur rang indiscipliné, parlent de tout et de rien. Elles se proposent même des recettes pour la rupture du jeûne.
Dans leur file indienne, les hommes bavardent beaucoup moins. On avance sans faire du bruit. L’un après l’autre, et chacun quitte la mairie avec sa petite preuve d’inscription.
Femmes et hommes séparés
15 heures et quelques, à El Menzah VI. La place de la mairie est pleine de luxueuses bagnoles... à craquer. A l’intérieur, les retardataires sont bien au rendez-vous et ils ne sont nullement dérangés de se pointer à la dernière minute. C’est, pour eux, comme une seconde nature. «C’est comme ça. Vous ne connaissez pas encore le Tunisien! Dans toutes les occasions, il ne se présente que peu de temps avant la fermeture des guichets. Avez-vous vu un jour quelqu’un payer ses factures avant la date limite ?», explique avec le sourire un jeune faisant tranquillement la queue avec des hommes et des femmes. Ici, c’est mixte et tout le monde fait la queue ensemble. Changement de lieu, passage de classe, choc de cultures…
A El Menzah VI
16 heures moins dix. C’est-à-dire dix minutes avant que la charmante dame n’éteigne son ordi, ramasse ses outils et ferme la porte. On a dit qu’elle va fermer la porte ! Non, pas possible. «Eh, vous plaisantez madame, et nous !», s’inquiète un quinquagénaire. D’autres se rallient à sa colère.
Une prolongation inespérée
Dix, vingt, trente... hommes et femmes à tirer la gueule. «Je sais bien que c’est le dernier jour, mais à l’affiche, c’est écrit noir et blanc jusqu’à 18 heures. Puis, nous n’avons pas été prévenus que les bureaux allaient fermer deux heures avant», réagit une jeune fille en tenue d’été, lunettes signées, cheveux longs et frisés. Elle vient de rentrer de la plage. Comme cette belle créature, son compagnon prend les choses au sérieux. «Vous aurez dû fermer la porte d’entrée, un peu avant. Mais là, nous sommes en train d’attendre depuis une heure. Et je ne sortirai pas d’ici avant d’être inscrit. Même par la force. Débrouillez-vous», s’adresse-t-il à la dame qui s’occupe des inscriptions dans le seul bureau ouvert de la mairie. Cette dernière est d’une très mauvaise humeur et prête à insulter tout le monde. Il faut dire qu’elle a passé toute une journée à inscrire machinalement des noms et elle n’en peut plus. Il ne faut pas oublier, non plus, que ce n’est pas facile pour un jeûneur de passer son dimanche à travailler. «Vous auriez dû venir un peu plus tôt. La semaine dernière, les inscriptions se comptaient au nombre des doigts. Ça ne me regarde pas si vous allez vous inscrire ou non», répond-t-elle, cassante. L’air épuisée, elle regarde sa montre et compte les secondes qui lui restent pour en finir avec les inscriptions et rentrer enfin chez elle.
A la Cité El Khadhra
Mais voilà, au moment où elle allait éteindre son ordinateur, une femme est arrivée, mettant à sa manière de l’ordre dans le rang. Il s’agit d’Imen Azouzi, membre du bureau régional de l’Isie de l’Ariana. «Non madame, nous allons continuer. Il va y avoir une permanence entre 16 heures et 18 heures, ici et à Ennasr. Je viens d’appeler le bureau de l’Isie et on me l’a confirmé», lance la dame à tout le monde.
Pas la peine de tenir la dragée haute !
L’agent municipal a fermé la porte d’entrée. Seuls, ceux qui sont déjà dans la mairie vont rentrer avant la rupture du jeûne avec leur inscription. La dame, devant son ordi, bleuit de colère. Pas pour longtemps ! Puisque l’Isie compte envoyer dans les secondes qui viennent un remplaçant. Ce dernier va revenir à 20 heures et assurer jusqu’à minuit la permanence. «C’est normal qu’on le fasse, c’est quoi quatre ou six heures de plus, c’est rien devant l’événement historique. Il faut comprendre le Tunisien qui va voter pour la première fois. En plus de l’instabilité et de l’anarchie politique, il faut bien le comprendre et se mettre à sa place», enchérit un homme courbé sur ses 80 ans. Il dit qu’il se présente pour la première fois de sa vie dans un bureau d’inscription.
A deux petits km tout au plus, la mairie d’El Menzah I. Là, la boucle semble déjà bouclée. Ici, on ne badine pas avec la sacrée heure et la porte est déjà cadenassée. Dehors une poignée de gens déçus. Impossible d’entrer même en suppliant le personnel de la mairie. Impossible de placer surtout un mot avec la dame au teint citronné. Elle gueule, elle ne fait que gueuler sur tout le monde et gare à celui qui prononce un seul mot. Là, elle s’éclate comme un pétard. «Je viens de rentrer de Menzel Bouzalfa. Là, il y a eu un monde fou. Je me suis dit que je peux être avant l’heure à Tunis et m’inscrire sur la liste. Hélas, c’est déjà fermé», raconte une femme.
A une dizaine de mètres, deux agents de la sécurité. Eux aussi sont étonnés du comportement de la fonctionnaire de la mairie. Etonnés surtout parce qu’ils viennent d’entendre qu’il y a eu une prolongation de quelques heures et que la responsable dans la mairie était si cassante que personne ne peut placer deux mots avec elle. La dame de Menzel Bouzalfa est au final soulagée. Car, elle va pouvoir enfin s’inscrire pour pouvoir voter là où elle veut. «La mairie d’El Menzah VI n’est pas loin de la résidence où j’habite», dit-elle avec un sourire de victoire inattendue.