Le président la Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution brosse un portrait sans complaisance de l’ex-président, qui n’a pas su résister à «l’instinct irrépressible de jouissance du pouvoir absolu».


 

Dans un entretien au journal ‘‘Le Soir d’Algérie’’, Yadh Ben Achour parle de la mission de l’Instance qu’il dirige et des difficultés qu’elle rencontre en cette phase transitoire. Il s’attarde aussi sur le passé de la Tunisie pour présenter sa vision de la personnalité et de l’action de Ben Ali, un despote qui a eu une fin de règne encore plus piteuse que celle de son prédécesseur, Habib Bourguiba. «Le malheur d’un homme comme Ben Ali, c’est d’avoir oublié qu’il était mortel. Il s’est comporté, ainsi que son entourage, comme si la mort n’existait pas. Cette frénésie d’accumulation de pouvoir et de richesse ne s’explique pas autrement», explique Ben Achour. Extrais très édifiants…  

Le «changement» dévoyé: «Entre 1987 et 1992, le régime de Ben Ali n’était pas encore apparu sous son véritable jour. Il était venu en principe mettre un terme aux dérives catastrophiques du président Bourguiba. Le coup d’Etat de novembre 1987 a été accueilli avec allégresse par l’ensemble du peuple tunisien. Au cours de ses premières années, tout le peuple tunisien avait cru au ‘‘changement’’. C’était l’époque de la déclaration du 7 Novembre, de la proclamation du Pacte national, de la révision constitutionnelle de 1988, de l’institution du Conseil constitutionnel et de la consolidation apparente des libertés publiques. Ce qui s’est passé en 1992, l’année où j’ai démissionné du Conseil constitutionnel, c’est que celui-ci a eu à examiner un projet de loi sur les associations. Ce projet, en fait, était destiné à provoquer la mort de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh). Nous avons âprement discuté, mon collègue Abdelfattah Amor et moi-même, de la constitutionnalité de cette loi scélérate. Un certain nombre de nos collègues étaient d’accord avec notre analyse sur l’inconstitutionnalité manifeste de cette loi. Mais, au moment de la décision, nous nous sommes retrouvés, totalement, isolés. Dans la lettre que j’ai envoyée au président de la république, je lui avais signifié que cette loi était non seulement inconstitutionnelle, mais qu’elle contrevenait à la ‘‘conscience juridique’’.»

Une malice ‘‘flicardière’’ : «Je pense que Ben Ali était animé aux premiers temps de sa prise du pouvoir par de bonnes intentions. Il a certainement cru à sa mission rénovatrice. Il était entouré d’hommes politiques expérimentés et intelligents. Mais, après les incertitudes des premiers temps, son installation définitive au pouvoir a laissé à l’homme ‘‘réel’’ tout le loisir de s'épancher et de se développer. L’homme ‘‘réel’’ n’a aucune élévation d’esprit, ni culture véritable. Il dispose d’une malice ‘‘flicardière’’ – excusez le terme –  de bas étage qui ne convient pas à un chef d’Etat. Les meilleurs de l’équipe qui a pris le pouvoir se sont retirés. N’ayant plus aucun contre-pouvoir en face de lui, Ben Ali a alors plongé, avec une véritable ivresse et une irresponsabilité totale, dans la jouissance du pouvoir absolu. Sa deuxième femme et son entourage n’ont fait qu’aggraver cet instinct irrépressible de jouissance.»

L’homme aux mains sales : «Ben Ali n’a pas remis en cause les avancées sociales de Bourguiba, notamment le développement des droits de la femme. Ceci étant, Bourguiba n’est pas un homme sans faute. Il était le seul à disposer de la légitimité nécessaire, de la profondeur historique, de l’intelligence indispensable, de la culture universelle, pour préparer la Tunisie à vivre une vie réellement démocratique. Il a totalement raté cette mission qui ne l’intéressait pas, par rapport au culte de sa personnalité. Bourguiba, en effet, était dévoré par un instinct narcissique démesuré. Cela a englouti toutes les potentialités de cet homme exceptionnel. Mais il avait au moins une qualité, une vertu. Comme tous les vrais et grands politiques, l’argent ne l’intéressait pas. Cela est revenu aujourd’hui dans la mémoire des Tunisiens. L’homme ‘‘aux mains propres’’, voilà, pour nous aujourd’hui, la figure de Bourguiba. La leçon que Ben Ali n’a pas su retenir de Bourguiba c’est que l’intégrité morale d’un chef d'Etat, en politique, est un élément-clé de son gouvernement. Voilà ce que Ben Ali a totalement dilapidé.»

La loi contre le droit : «Utiliser la loi pour vider le droit de sa substance, telle a été la méthode de gouvernement de Ben Ali. Le malheur c’est qu’il a trouvé assez de juristes pour l’aider. Ce sont ces juristes que je ne comprendrai jamais. Notre Constitution, nos lois, sont devenus des pièges contre le sens du droit et la matérialité des droits. Prenez l’exemple de la Constitution. Elle a subi un certain nombre de révisions qui l’ont totalement défigurée. Il en est de même des grandes lois qui concernent la vie politique, comme le code électoral, les lois sur les associations, les partis politiques, la presse, etc.»

L’Etat policier: «La police, en particulier la police politique, était le centre de gravité [du système mis en place par Ben Ali, Ndlr]. Il faut que les chercheurs élaborent une théorie de ‘‘l’Etat policier’’, à partir de l’expérience de Ben Ali. L’Etat policier induit, dans toute la société, des effets d’une perversité complète. Il détruit l’autorité étatique. Il provoque le désintéressement de la chose publique. Il favorise, dans l’esprit civique majoritaire, cette mentalité de la débrouillardise, de la corruption et de la compromission. Il cultive l’instinct de violence et d’agression. Dans ce type d’Etat, les valeurs sont détruites, y compris la valeur la plus sacrée, celle du respect de la vie et de l’intégrité physique. L’Etat policier, c’est un retour à l’état de nature, dans lequel la volonté subjective tient lieu de loi. C’est la négation de la société civile.

La révolution contre «l’homme du changement»: «Il s’agit d’une explosion de fureur et de rage, mais d’une rationalité et d’une sagesse étonnante. Explosion de rage et de fureur contre l’opprobre et la bassesse de l’ancien régime. Rationalité et sagesse, par la nature des slogans, la légitimité des demandes, le sens du sacrifice, l’absence du sentiment de vengeance, la fraîcheur de ses partisans. Sur ce point également, il faudra encore quelques années pour théoriser le sens, la profondeur, les motivations de cette révolution.

Source : ‘‘Le Soir d’Algérie’’.