«Le Ramadan ici n’a pas la même saveur que là-bas, en Tunisie», disent les Tunisiens de France. Mais en plein été, c’est tout aussi dur. Par Ramses Kéfi, à Paris
Cette année, le Ramadan tombe en plein mois d’août. Les journées sont plus longues, et les organismes forcément mis à plus rude épreuve. Si le jeûne reste perçu comme un moment de partage et d’ascèse, son cycle estival rend l’exercice beaucoup plus complexe. Alors, certains Musulmans n’hésitent plus à pointer les difficultés qu’ils rencontrent en l’observant. Reportage aux Mureaux, à 40 Kms de Paris.
Quand j’aborde Slimane, la cinquantaine grisonnante, à la sortie d’une petite boulangerie, il a une petite mine. Il est un petit peu moins de 17h et, les bras chargés de pâtisseries, il rentre chez lui faire une sieste, avant la rupture du jeûne, prévue ce jeudi 11 août à 21h17. Pour Slimane, ce laps de temps s’apparente à une éternité: «J’ai beau être pratiquant, j’ai hâte que ça se termine. Les journées sont interminables. Je suis paralysé par la fatigue».
Sortir sans argent pour ne pas consommer
La journée est ensoleillée. Le thermomètre affiche 27°, même s’il semble en deçà de la réalité. C’est justement parce qu’il craignait de travailler en pleine canicule que Slimane, peintre en bâtiment algérien, a pris trois semaines de vacances. Sa femme, aide-soignante, a fait de même. Au grand dam de Slimane, le Ramadan continuera encore quelques années son cycle estival: «La première semaine a été très compliquée à gérer pour moi car mon métier est très physique. Si je n’avais pas eu de congé, je ne sais pas comment j’aurais fait. C’était bien le Ramadan en décembre».
Boucherie Yathreb
Aux Mureaux, à 40 Kms de Paris, certains quartiers de la ville, à forte densité musulmane, vivent au rythme des jeûneurs. C’est le cas des Bougimonts, par exemple, où le vétuste centre commercial a des petits airs de Maghreb. Chaque après-midi, les boulangeries et les boucheries tournent à plein régime, profitant «des envies ramadanesques», qui font souvent fi des budgets, pourvu que les fantasmes soient assouvis.
Soraya, 24 ans, a trouvé une parade: elle sort de chez elle sans argent pour ne pas succomber à la tentation d’acheter. Accoudée à des cartons de thé, posés à l’extérieur d’un bazar, elle pointe du doigt un dépôt de fruits et légumes. «Ma mère gaspille des fortunes chez lui. Chaque soir sur la table il y a des nouveaux plats, et quand il n’y a plus de place dans le frigo, on jette», dit-elle. Un gâchis qu’elle déplore, tout comme elle fustige l’attrait de ses coreligionnaires pour les tables gargantuesques: «Les femmes restent des heures aux fourneaux comme si le Ramadan était un concours de cuisine. Quand je serai marié, je ne ferai jamais autant de sacrifices».
«Le pays me manque»
Ahmed, 25 ans, n’a pas ce problème de surplus. Sa femme, française, ne jeûne pas et son petit garçon n’a qu’un mois. Alors, à l’heure de la rupture, sa table est plutôt sobre, comme s’il s’agissait d’un dîner ordinaire. Né à Tunis, Ahmed arrive en France début 2010. Cette année, il découvre la banlieue, lui qui vivait il y a encore trois mois de cela avec son épouse en plein centre de Paris. Un nouveau dépaysement, qu’il raconte avec le sourire: «Ici il n’y a que très peu de Tunisiens. Là où j’habitais à Paris, c’était différent. J’avais l’impression de ne pas être si loin de chez moi. C’était déjà ça».
Un brin nostalgique, le jeune papa jure, au fil des anecdotes, que le Ramadan ici n’a pas la même saveur que là-bas, en Tunisie : «Il y a le côté spirituel mais il y a aussi l’ambiance. Au pays, tout le monde vit au rythme du jeûne. Les soirées du Ramadan, chez moi, à Ben Arous, me manquent. Ici, c’est beaucoup plus banal ».
Employé dans la restauration, Ahmed ressent la fatigue. Comme Slimane, il trouve les journées longues, et les nuits trop courtes. Entre la fin de son travail qu’il termine parfois à 1h30 du matin, et l’heure du Fajr, qui oscille aux alentours de 4h45, l’amplitude est mince. Alors, il lui est déjà arrivé de se réveiller sur le fil du rasoir, sans vraiment avoir le temps de se ravitailler: «Dans l’urgence, je bois un grand verre de lait fermenté. Au moins, ça me permet de ne pas avoir soif. Quand tu travailles dans les fourneaux, c’est le plus important ».
Ahmed trouve que les Bougimonts ressemblent un peu au quartier de Mellassine, à Tunis. Ghani – son prénom a été changé – est sensiblement du même avis: «Ça a un côté bled. Pendant le Ramadan, c’est encore plus frappant».
La peur de l’étiquette
A 32 ans, Ghani, né à Paris de parents marocains, vit seul dans un petit appartement du centre-ville des Mureaux. Il a acheté un peu de charcuterie et de msemen (galettes marocaines) au Makla Center – magasin-dépôt de produits orientaux et halal – en prévision de ce qu’il appelle «son ftour solitaire», composé la plupart du temps de casse-croûte et de soupe en sachets. Un concept un peu hybride, qui colle bien avec le Ramadan inédit du jeune informaticien: en effet, Ghani a décidé de dissimuler son jeûne à ses collègues de travail.
Entré en juin dans son entreprise, Ghani craint qu’une image de Musulman pratiquant lui nuise, et conduise à la non-conversion de sa période d’essai en contrat à durée indéterminée.
Diplômé d’un master de mathématiques, Ghani, à sa sortie de l’université, a connu la galère du chômage et de la précarité. Plus que tout, il ne veut pas revivre cette situation: «Quand tu es maghrébin, c’est plus dur de s’en sortir. Avec le climat d’islamophobie ambiant, c’est encore pire ».
Lundi dernier, il esquive de justesse un déjeuner d’équipe, prétextant un proche à l’hôpital; puis refuse au cours du même après-midi de suivre l’initiative de salariés musulmans qui, via courriel, demandaient un aménagement de leurs horaires à leur hiérarchie pour le mois d’août: «Je ne veux pas avoir d’étiquette, je veux juste être considéré comme un employé lambda, jugé uniquement sur mes compétences. Il y a beaucoup trop d’amalgames, de raccourcis et d’esprits étroits. Je ne veux prendre aucun risque, j’ai trop besoin de ce job».
Avant de s’en aller, Ghani ne manque pas de souligner l’ironie de sa situation: «D’habitude, on fait plutôt des pieds et des mains pour manger en cachette, pas pour jeûner. Que Dieu me pardonne».