Le Premier ministre par intérim a fait un discours, ce matin, au Palais des Congrès, à Tunis, pour dissiper les suspicions entourant l’action de son gouvernement. A-t-il convaincu? Par Ridha Kéfi


Le style fait l’homme. Fidèle à son style tout en rhétorique, Béji Caïd Essebsi a fait un discours fleuri, alternant citations coraniques, vers poétiques et adages populaires, une manière, peut-être d’atténuer la gravité des sujets évoqués ou d’en relativiser l’impact sur les auditeurs.

Parlant devant les membres du gouvernement provisoire, les responsables des corps constitués, les dirigeants des partis politiques, les membres des instances de transition, et les représentants de la presse, le Premier ministre a montré, à la fois, une détermination à aller jusqu’au bout du mandat qui lui est confié et une volonté de s’en acquitter dans les délais prévus, c’est-à-dire jusqu’à la constitution d’un nouveau gouvernement à l’issue de l’Assemblée constituante, le 23 octobre prochain.

On ressentait aussi, dans les mots et les intonations, une certaine lassitude, somme toute compréhensible. Le locataire «provisoire» (un mot qu’il ressent, à juste titre, comme un diminutif) du Palais du Gouvernement de la Kasbah laisse transparaître un sentiment de dépit. Il ressent même une certaine ingratitude dans l’acharnement de certains acteurs politiques contre sa personne et les membres de son gouvernement, et les suspicions que ces derniers alimentent au sujet d’un soi-disant agenda secret de l’exécutif provisoire.

Tout en admettant que cela «fait partie du jeu», le Premier ministre se console du fait que ces attaques proviennent d’une «minorité», mais d’une minorité dont l’opinion est en passe de devenir dominante dans la société. Cela aussi, il l’admet, et son discours-plaidoyer d’aujourd’hui est censé réfuter ces  suspicions. Les attaques sont venues même d’un «kabir el qaoum» (grand notable) de la société, déplore M. Caïd Essebsi, qui ne cite pas de nom. Il désigne cependant un ancien responsable politique qui a dirigé des ministères de souveraineté et qui connaît donc les rouages et les modes de fonctionnement de l’Etat. Par cette allusion limpide, il semble montrer du doigt l’un de ses vieux compagnons de route : Ahmed Mestiri, auteur d’un article où il déclare son «opposition formelle – une opposition politique, pacifique et éloignée de la violence – à la démarche du pouvoir, celle de ses agents et de ses acolytes dans la classe politique ; une démarche qui est de nature à compromettre l’avènement de l’Etat de droit et du régime démocratique, à court et à long termes».

Plaidoyer pro-domo. «Pour pouvoir juger ce gouvernement, il faut être juste», lance le Premier ministre, qui rappelle les circonstances dans lesquelles ce gouvernement a été constitué: instabilité, affrontements violents dans certaines régions, évasions massives des prisons, manifestations et sit-in paralysant le fonctionnement des entreprises… «Ce gouvernement a été constitué dans des circonstances très difficiles. Peu de gens étaient candidats pour la mission de sauvetage. Quand on me l’a proposée, j’ai assumé mon devoir, en toute conscience», dit M. Caïd Essebsi. Il ajoute: «Nous avons travaillé dans le cadre d’une feuille de route claire. Il s’agissait, d’abord, de mettre en place une Assemblée constituante à l’issue d’élections libres, pluralistes et transparentes. Et, parallèlement, de gérer les affaires courantes du pays. Comme il s’agit d’un gouvernement provisoire, notre mandat devait s’achever par ces élections, initialement prévues le 24 juillet. Les grandes réformes, comme celle de la justice, ne faisaient pas partie des missions de ce gouvernement, mais comme le problème s’est posé avec insistance, nous avons décidé d’assumer nos responsabilités dans tout ce qui se passe dans le pays, le bon comme le mauvais, le meilleur comme le pire.»

Aux responsables de la société civile qui affirment, sur les plateaux de télévision, que le gouvernement n’a pas fait son devoir, et qui menacent de faire tomber ce 3e gouvernement post-Ben Ali, comme ils l’ont fait pour les deux premiers, conduits par Mohamed Ghannouchi, M. Caïd Essebsi a tenu à rappeler l’état dans lequel était le pays il y a quelques mois, estimant que «la situation s’est beaucoup améliorée. Elle n’est pas parfaite, certes, mais nous sommes dans une situation stable. La preuve: l’année scolaire s’est très bien terminée. Ramadan est arrivé dans de bonnes conditions, en dépit de la hausse des prix.»

Rappelant aussi la situation née de la guerre en Libye, le Premier ministre dit : «900.000 réfugiés sont arrivés en Tunisie, qui a su gérer ces importants flux, alors que l’Europe s’est mise toute en branles à cause de 22.000 réfugiés tunisiens débarqués dans l’île italienne de Lampedusa». M. Caïd Essebsi, cite, à ce propos, certains partenaires étrangers qui lui ont dit que «les Tunisiens sont des héros», éloge auquel il a répondu: «Mais les héros sont fatigués. Car il faut disposer de gros moyens pour gérer ces importants flux humains.» Un récit déjà entendu plus d’une fois…

Selon M. Caïd Essebsi, «le gouvernement à fait l’impossible» pour satisfaire les revendications des travailleurs, en décidant, en accord avec l’UGTT, des augmentations salariales, malgré l’étroite marge de manœuvre qu’offre le budget de l’Etat et les difficiles arbitrages qu’il a fallu négocier. «Nous avons réglé certaines situations sociales que nous aurions pu reporter pour après», affirme-t-il. Tout en réfutant les comparaisons que certains font entre la Tunisie et l’Egypte, où le processus d’assainissement avance à un rythme plus rapide. «La comparaison avec l’Egypte ne tient pas la route. L’Egypte est un pouvoir militaire, ce n’est pas le cas de la Tunisie, qui a toujours été et restera une république civile, et nous en sommes fiers», a-t-il lancé.

«Il nous reste deux mois [jusqu’aux élections et la fin du mandat du gouvernement provisoire, Ndlr]. Nous nous sommes réunis avec les partis. Nous avons commencé avec ceux représentés dans la Haute instance [pour la réalisation des objectifs de la révolution, Ndlr]. Nous allons rencontrer tous les autres. J’ai entendu des propositions intéressantes. Nous allons les étudier et en mettre en œuvre celles qui nous semblent convenir», a encore expliqué M. Caïd Essebsi. En demandant aux Tunisiens, acteurs politiques, société civile et simples citoyens, de faire preuve de patience: «La transition démocratique a demandé 3 ans en Espagne, 2 au Portugal et même davantage en Roumanie. Or, nous sommes à seulement 7 mois. Après 23 ans de répression, de corruption et d’absence de liberté, les gens sont pressés, mais on fait ce qu’on peut», a-t-il lâché.

La réforme de la justice et les procès des «roumouz». Le Premier ministre, qui était très attendu sur des questions telles que la lenteur des enquêtes sur la corruption, de la réforme de la justice et des procès des «roumouz» ou symboles de l’ancien régime, n’a cependant rien apporté de nouveau concernant à ces sujets… Selon lui, il y a des instances qui ont été mises en place bien avant l’avènement de son gouvernement, qui planchent sur les affaires de corruption ou d’abus commis sous l’ancien régime et pendant la révolution. Il a affirmé que 9.000 dossiers ont déjà été instruits, dont 3.000 confiés au la justice. Il y a des procédures. Elles sont parfois lentes, admet M. Caïd Essebsi, mais il rejette l’idée de mettre en place une juridiction spéciale pour traiter ce genre de dossier, comme cela a été proposé par certains acteurs de la société civile. En bon juriste, le Premier ministre semble opposé à l’idée même d’une justice spéciale. Il admet cependant que les procédures d’urgence doivent être mise en place pour essayer d’accélérer l’examen des affaires en suspens.

M. Caïd Essebsi se dit attaché à l’indépendance de la Justice, pour justement rompre avec le passé. Traduire: ce n’est pas au gouvernement d’établir des listes des juges corrompus ou de sévir contre eux. «Nous ne sommes jamais intervenus dans les affaires de la justice. Les juges peuvent en témoigner», a-t-il dit, en appelant l’Association des magistrats tunisiens (Amt) et le Syndicat des magistrats tunisiens (Smt), qui connaissent bien les juges, à élaborer la liste de ceux d’entre eux qui sont corrompus. «Le ministère de la Justice prendra des mesures à l’égard de ces juges. Ils passeront devant des commissions de discipline. Il faut établir la vérité pour ne pas faire du tort à personne», a dit M. Caïd Essebsi. Qui a tenu à rappeler les sacrifices consentis par les juges, «qui n’ont pas pris de vacances et continuent de travailler en plein été pour accélérer  les procédures».

Sur la question des «roumouz», qui alimente toutes les suspicions et brouille l’image du gouvernement chez beaucoup de Tunisiens, le Premier ministre n’a pas été, non plus, très convainquant. Avec son art consommé de botter en touche, M. Caïd Essebsi a rappelé que le Rcd a été dissous (l’a-t-il été vraiment ?) et que les Rcdistes ont été exclus de l’opération électorale (quelques milliers, peut-être, les autres s’étant recyclés dans les innombrables partis autorisés après le 14 janvier). Il a enchainé: «C’est une sanction collective. Nous l’avons acceptée», tout en admettant (tout de même !) qu’«il y a encore quelques ‘‘roumouz’’ qui sont libres.»

Conscient que «l’opinion publique est sensible à ce problème», M. Caïd Essebsi a ajouté: «Nous avons demandé à la commission (laquelle? La Haute instance? La Commission Amor?) d’établir la liste des personnes dont la liberté de mouvement est susceptible de provoquer la sensibilité populaire».

L’économie à veau l’eau. Le Premier ministre ne pouvait passer sous silence la situation économique difficile dans le pays. Le legs de Ben Ali est «ingérable». «Vous allez voir: dans dix ans, on n’aura pas encore réglé les problèmes hérités du passé», lance-t-il. Et de passer en revue les indicateurs inquiétants: 700.000 chômeurs. Une croissance estimée à 0%, voire à -0,3% selon certaines prévisions. Une économie qui ne peut employer que 25.000 diplômés par an, alors que 80.000 sortent chaque année des universités. Le programme Amal, censé aider à atténuer ce problème, ne saurait suffire. Il faut relancer les investissements. C’est le seul moyen pour atténuer le déséquilibre régional, qui n’est plus tenable. «Nous avons élaboré un plan de relance économique et sociale d’un montant de 125 milliards de dollars, qui sera financé par des prêts internationaux. Or, on nous a dit: ‘‘Vous êtes un gouvernement provisoire. Vous ne pouvez pas prendre des décisions qui aggravent l’endettement du pays. Vous n’avez pas la légitimité nécessaire pour engager l’avenir du pays’’». Or, a semblé dire M. Caïd Essebsi, comment relancer l’économie, créer des emplois et réduire les inégalités régionales sans faire de gros investissements et sans chercher des fonds là où on peut les trouver?

La légitimité en question. Revenant à cette question de manque de légitimité du gouvernement, M. Caïd Essebsi a cru devoir rappeler à l’ordre certains partis qui cherchent à tirer bénéfice de la situation: «Cette révolution a eu lieu contre la répression, la corruption et le manque de liberté. Pas pour défendre le communiste, ou le salafiste ou toute autre idéologie», a-t-il dit. Et d’appeler les Tunisiens à unifier leurs rangs: «Nous vivons un tournant difficile. Nous avons besoin de plus de solidarité et de moins de suspicions. Nous avons besoin de patience. Et de nous mettre tous au service de notre pays.» En chef d’équipe, il n’oublie pas de rendre hommage aux membres de son équipe: «C’est l’une des meilleures équipes gouvernementales que le pays ait connue depuis celle de l’indépendance. J’ai même des problèmes avec certains d’entre eux. Ils veulent tous s’en aller pour vaquer à leurs affaires. Nous les avons retenus. Ils pensaient que leur mission s’arrêtait au 24 juillet dernier, mais elle a été prolongée à leur insu.» Et de conclure: «Ceux que le peuple choisira nous les soutiendrons. Quels que soient les partis qui sortiront des urnes.»