Le carburant est la matière la plus précieuse vendue quotidiennement au marché noir vers aux Libyens alors que les autorités tunisiennes ferment les yeux.
Par Ghaith Abdul-Ahad


Il n’est pas encore 7 jeures du matin et plus de 500 vieux camions, camionnettes et tracteurs surchargés de bidons se sont déjà amassés au milieu de nulle part entre la Tunisie et la Libye. Le sable taché de goutes noires dégageait un brouillard de fumée à l’effet d’un mirage.
Jugé par le nombre de bidons à bord de chacun de ces camions, environ un demi-million de litres de carburant est transporté chaque jour entre la Tunisie et la Libye dans ce bazar de la contrebande.
A partir d’ici, le carburant atteint le marché noir de Tripoli où des citoyens ordinaires font la queue pendant des jours pour en acheter. Selon les contrebandiers, le carburant va aussi dans les réservoirs de la machine de guerre de Kadhafi.
Des centaines d’hommes habillés d’uniformes couverts d’huiles travaillaient méthodiquement, transférant le carburant d’un bidon à un autre.
Le ‘‘Guardian’’ a visité le bazar avec Nour, un homme de petite taille dans la cinquantaine, les yeux creux et les cheveux ébouriffés. Il portait cinq barils et 24 bidons à bord de sa lamentable camionnette Peugeot. L’odeur du carburant sentait très lourd dans la cabine alors qu’il expliquait comment le commerce fonctionnait.

 

Tout le monde n’a rien vu
«J’ai acheté tout ça dans une station de service algérienne», a-t-il dit. «Un litre coûte 1,1 dinars, environ 50 pence, en Algérie. En Tunisie, ça se vend à 1,25 dinar. Nous le vendons aux Libyens à 1,8».


Le prix d’un litre a augmenté 50 fois, de 0,15 dinars libyens à 7,5 dinars.

Les contrebandiers disent que, théoriquement, il y a un quota de 20 litres que les stations algériennes sont autorisées à vendre aux Tunisiens, mais ça peut être dépassé si on paye un pot-de-vin. Les trafiquants croient que le gouvernement algérien est en train de fermer les yeux sur les grandes quantités de carburant siphonnées de ses stations de service sur la frontière tunisienne parce qu’il sympathise avec le régime de Kadhafi.
Jusqu’à plus tôt cette année, le carburant passait dans le sens inverse, d’un pays  producteur de pétrole, la Libye, vers la Tunisie. Aujourd’hui, le régime de Kadhafi n’a plus qu’une petite usine de raffinage qui produit, à Zaouia, dans l’ouest, des quantités minimes de fuel et de diesel.
La demande à Tripoli est énorme. Des files d’attente pour s’approvisionner s’étalent sur des kilomètres. Les hommes passent, à tour de rôle, avec des amis et des proches, des heures dans leurs voitures. Le prix d’un litre a augmenté 50 fois, de 0,15 dinars libyens à 7,5 dinars.
Les contrebandiers ont exercé ce commerce à travers les frontières pendant des années, selon Nour. Mais avant le conflit libyen, les gardes-frontières étaient beaucoup plus vaillants et c’était une activité clandestine risquée. «J’étais arrêté une fois par l’armée tunisienne», dit-il. «J’ai perdu ma voiture et j’ai dû payer une amende».
L’armée tunisienne est maintenant faible et fatiguée. Ses forces sont consommées par l’abondance de réfugiés et les accrochages dans les frontières. «Ils sont tellement débordés qu’ils ne prennent pas le risque de s’affronter aux habitants de cette région s’ils leur interdisent la contrebande», a dit Nour.
Dans un poste militaire tunisien composé d’une tente, de deux véhicules militaires Humvee et de quelques militaires à l’air épuisé, un soldat transpirant et couvert de fatigue et d’un T-shirt couleur kaki a vérifié nos cartes d’identité faisant incroyablement semblant d’ignorer le carburant qui coulait des côtés des véhicules. Nous échangions les signes de salutation avec des douzaines d’autres camions transportant d’innombrables barils et bidons.
«Il veulent seulement être sûrs que les armes ne filtrent pas en Tunisie», a dit le contrebandier, levant sa main droite au dessus de l’un de ses yeux. «Ils font semblant de ne rien voir».

Un bazar de commerce clandestin
Les barils s’agitent sur le véhicule alors que nous traversions les frontières. Plus loin, des centaines de contrebandiers ont déjà installé des boutiques en ce qui ressemble à un «souk el-asr» (marché d’occasions). Nour conduit sa voiture lentement, cherchant des acheteurs et se rapproche de camions libyens criant «carburant!».
Plusieurs voulaient acheter mais Nour voulait l’échanger avec du diesel libyen. La monnaie libyenne perdait de valeur et personne ne savait exactement ce qu’un dinar libyen valait.  
Le contrebandier montre deux camionnettes Toyota garées à côté du bazar avec deux hommes armés installés au devant et à l’arrière. «Les brigades de Kadhafi, dit-il. Ils veillent à ce qu’aucun saboteur ou rebelle ne traverse les frontières».
Dix minutes après, Nour a trouvé un acheteur libyen. Deux jeunes hommes maigres, les têtes couvertes de longues écharpes, ont rapidement accepté l’échange: quatre litres et demi de diesel pour chaque litre de fuel transporté par Nour.    
On fait descendre les bidons et un contrebandier, qui porte une chemise à carreaux et des claquettes, monte les barils à l’arrière de la camionnette de Nour. Il fait pénétrer le bout d’un tuyau dans le baril. Son vis-à-vis libyen, habillé d’un T-shirt orange et d’un pantalon noir de combat, souffle dans l’autre bout du tuyau. Quand le précieux liquide rouge commence à couler du haut en bas, il insère le tuyau rapidement dans un bidon vide et crache une bouchée de carburant.
«Ça marche ?», demande Nour. «Bien, Dieu merci», répond l’un des Libyens, avec lassitude.
Le soleil se levant et la chaleur devenant insupportable, l’un des jeunes trafiquants commence à parler de la situation en Libye.
«C’est très dur pour le peuple», dit-il. «La nourriture et tout le reste est très cher. Je ne sais pas comment nous allons faire face à Ramadan».
Prenant la route vers le territoire tunisien, Nour fume et tape quelques chiffres dans une vieille calculatrice Casio. Il avoue qu’il a fait environ £60 de bénéfice.
Nour vend son diesel à l’un des «commerces de carburants» étalés sur le long de la route menant à Ben Guerdane – pas plus qu’un gourbi en briques et un tas de bidons dehors – avant de rentrer chez lui pour faire le plein en fuel et regagner le marché.
«Nous faisons trois voyages chaque jour», di-il. «Les derniers jours, les quantités du diesel libyen entrant (en Tunisie) sont en train de baisser mais plus de fuel est en train de sortir».
A-t-il un patron ou quelqu’un qui contrôle le commerce de carburant à la frontière? «Non, personne ne contrôle rien du tout. Tout ça est fait par les habitants pour aider nos frères en Libye».

La mafia du fuel
Tout le monde ne partage pas cette analyse, cependant. Au poste frontalier, un jeune travailleur des Nations-Unis assis dans un café dit qu’il y a beaucoup plus dans ce business que de l’altruisme.
«La mafia de Ben Guerdane contrôle le carburant qui sort de et rentre en Libye. Elle est plus puissante que les autorités ici» dit-il. «C’est une région très difficile. Il y a une grande mafia qui contrôle tout le commerce aux frontières, pas seulement le carburant mais tout le reste. Quand nous sommes arrivés ici pour la première fois, nous avions eu une altercation avec eux mais nous avons vite compris qu’on ne peut rien faire sans eux. Ils sont partout».
En dehors du café, des douzaines de camions géants transportaient des sacs de ciment de la Libye vers la Tunisie.
Un contrebandier devant le poste de police et de douane a dit, faisant un signe de la tête vers la Libye: «Il n’y a pas de gouvernement ici et là. Avant (le conflit libyen), on faisait passer nos marchandises secrètement. Aujourd’hui, on en fait passer des douzaines et en plein jour – des pièces électroniques et autres. Les commerçants et les hommes d’affaire libyens ont besoin de cash. Ils vendent tout – ciment, équipements. Ils sont en train de vider leurs dépôts». Il ajoute: «Nous trafiquions le ciment d’ici vers la Libye. Aujourd’hui, ils vendent tout pour acheter les produits alimentaires. Il y a des douaniers qui gagnent là-dessus mais personne ne paie plus de taxes ou la douane».
Plus loin vers le sud, dans la ville tunisienne de Tataouine, un homme d’affaire libyen travaillant avec une association caritative arabe craint d’être à court de produits de base.
«Beaucoup de produits alimentaires arrivent en Tunisie en soutien des réfugiés libyens, mais beaucoup est dérobé et vendu dans le marché noir et sera trafiqué dans les zones pro-Kadhafi», dit-il. Il ajoute : «Des responsables de la Croix rouge tunisienne, les travailleurs humanitaires et même les rebelles (libyens) pillent tous».
«Nous avions des stocks qui pouvaient suffire pour six mois. Maintenant, nous sommes à court après seulement trois», précise-t-il encore. Et d’ajouter: «Ma famille vit à Tripoli et je sais qu’il y a des gens qui se font des fortunes de cette guerre».

Traduit de l’anglais par Mourad Teyeb

Source: ''The Guardian''.