La transition de la Tunisie devrait réussir parce qu’il existe des signes clairs pour garder la confiance d’une population vigilante au moment où les institutions démocratiques se font construire. Par Rachel Linn
L’idée d’une révolution est assez romantique. Ayant vu les scènes de défi qui ont secoué la Tunisie depuis le renversement du président Ben Ali, j’ai tenu à retourner et observer combien les choses ont changé depuis ma visite pour préparer mon doctorat l’année dernière.
D’après mes conversations avec la jeune classe politique du pays et avec de simples citoyens, il est clair que la Tunisie est confrontée pour la première fois aux défis du vrai pluralisme.
En apparence, l’aspect le plus encourageant est l’attitude de sa population. Les Tunisiens ont un sens très mérité de la fierté et d’aspiration de la révolution. Chacun de ceux à qui j’ai parlé paraissait politiquement engagé et motivé pour exprimer ses opinions, même si la plupart des Tunisiens ne savent pas encore exactement ce qu’ils attendent d’un prochain gouvernement.
Une volonté pour avancer
Une saine, même si parfois controversée, culture de contestation a été développée par des groupes d’activistes de la jeunesse et de la société civile. Ils ont obligé des vagues successives de membres de l’ancien régime à quitter le gouvernement et continuent de faire la pression sur les institutions provisoires pour les obliger à tenir leurs promesses.
Il y a aussi une volonté réelle pour avancer. Des élections pour une Assemblée constituante sont prévues le 23 octobre. Cette institution aura à réaliser une nouvelle Constitution dans un délai d’une année. Des élections législatives et, éventuellement, présidentielles seront donc tenues sur la base des nouvelles règles. En somme, le pays a des chances réelles pour devenir une vraie démocratie dans les 18 prochains mois.
Mon impression est que la transition de la Tunisie devrait bien réussir parce qu’il existe des signes clairs pour garder la confiance d’une population vigilante au moment où les institutions démocratiques se font construire.
Cependant, ceux qui sont réellement impliqués dans le processus transitoire considèrent que le pays «est calme uniquement en apparence». Malgré leur soutien indiscutable à la révolution, les politiciens impliqués dans la réalisation de ses objectifs s’efforcent pour instaurer du pluralisme au sein d’une culture élitiste qui n’en a aucune expérience.
Une classe politique inexpérimentée
Avec plus de 80 partis politiques créés depuis janvier [en fait, plus de 100 aujourd’hui, Ndlr], on a eu droit à une cacophonie de nouvelles voix politiques accompagnées de campagnes provocantes. Presque toutes les plus grandes personnalités politiques ont déjà été discréditées d’une certaine manière, et plusieurs Tunisiens à qui j’ai parlé paraissaient déçus par leurs choix politiques. Environ 54% de la population sont encore indécis à propos de qui ils vont voter en octobre.
Au lieu d’œuvrer pour limiter le chaos, la plupart des partis politiques paraissent plus intéressés à se disputer l’un contre l’autre et ne cherchent pas à trouver le cadre de confiance nécessaire pour un partage de pouvoir dans un gouvernement potentiel.
Ennahdha divise les démocrates
Une partie de cette «négativité» est le résultat de l’ascension rapide d’Ennahdha, un mouvement islamiste modéré, auparavant interdit, et qui affiche le plus fort taux dans les sondages.
Ennahdha dépasse ses concurrents, notamment grâce à sa réputation de mouvement qui a constamment défié aussi bien Habib Bourguiba que Ben Ali.
Des dizaines de milliers de partisans d’Ennahdha ont été emprisonnés ou contraint à l’exil durant les années 1980 et 1990. Le mouvement était essentiellement absent de la vie politique après 1991, même si ses membres ont commencé à secrètement se rencontrer à partir de 1999.
Cette histoire donne aux leaders d’Ennahdha une certaine crédibilité au sein de la population et le mouvement s’est agressivement réorganisé depuis sa légalisation en mars dernier.
Même si quelques observateurs, y compris les leaders d’Ennahdha, croient que le parti pourrait réellement obtenir 20 à 30% des voix, sa réapparition a créé au sein de la classe politique une certaine paranoïa qui nourrit une polarisation dangereuse.
Comme l’exprime Néjib Chebbi, le dirigeant du deuxième plus grand parti, le Parti démocratique progressiste (Pdp): «Je crains plus les démocrates que les islamistes». Il veut dire que plusieurs politiciens démocrates se sont unis contre Ennahdha, mais sans eux-mêmes constituer de sérieuses alternatives politiques.
Les médias abondent en discours anti-Ennahdha, mais au moment où il est légitime que les dirigeants du mouvement se positionnent sur des questions importantes pour les Tunisiens, telles que le libéral Code de statut personne (Csp) du pays, le lynchage d’Ennahdha ne doit pas servir d’excuse pour les autres partis pour ne pas mettre en place des programmes clairs.
Si les Tunisiens ne sont pas contents des choix qui se présenteront en octobre, ou si les élections ne donnent pas place à un partage de pouvoir entre plusieurs points de vue, il y a à craindre que la patience des Tunisiens concernant le processus de transition ne disparaisse rapidement.
Attention à l’impatience des jeunes chômeurs
Et puis il y a la situation économique. Même si le renversement du régime corrompu de Ben Ali aura certainement un impact positif sur le développement sur le long-terme de la Tunisie, la situation s’est dramatiquement détériorée sur le court terme, selon Mahmoud Ben Romdhane, un économiste membre du parti de la gauche Ettajdid.
Ceci est largement dû à l’absence totale de la création d’emplois dans le secteur privé (qui d’habitude constitue 80% des nouveaux emplois créés chaque année) alors que les investisseurs locaux et étrangers attendent pour évaluer la stabilité du nouveau gouvernement.
M. Ben Romdhane estime que, dans les meilleurs scénarios, si un système démocratique est mis en place vers la fin de 2012, les investisseurs commenceront à revenir. Cependant, à cause du laps de temps entre les décisions d’investissement et la création réelle d’emplois, la Tunisie pourrait vivre quatre ou cinq années de plus de crise sociale et économique avant que le peuple ne commence à sentir une amélioration.
Demander à des milliers de jeunes chômeurs, qui ont pris part à la révolution, d’attendre cinq années de plus n’est pas si facile. L’euphorie des jeunes, manifestée dans la révolution, est une vraie crainte et il est par conséquent vital qu’un fort consensus national autour des institutions de la transition soit maintenu alors que le changement se réalise graduellement.
Les politiciens tunisiens pourraient réussir à se développer sur la base de la bonne volonté nationale (voire sur l’atout le plus solide qu’est une révolution trans-idéologique), mais il y a toujours un risque qu’ils perdent la confiance du peuple avant octobre.
Eviter la polarisation et pratiquer un pluralisme réel, en acceptant les points de vue différents et en échangeant les idées d’une manière respectueuse et transparente sont vitaux à cette étape.
Si la classe politique arrive à contrôler ses nerfs, la Tunisie aurait une chance de devenir la première démocratie autonome du monde arabe.
Traduit de l'anglais par Mourad Teyeb
Source: ‘‘The Guardian’’.