La déclaration du Premier ministre Béji Caïd Essebsi au journal ‘‘Acharq Al Awsat’’ où il prédit à Ennahdha un score qui ne dépasserait pas les 20% des voix mérite qu’on s'y attarde.
Par Hamza Meddeb, Paris
Le fait que le Premier ministre, «provisoire » faut-il le rappeler, même s’il n’aime pas ce qualificatif, n’a pas à formuler ce genre de jugement est manifeste étant donné que le rôle de son gouvernement se limite à préparer ces élections et à diriger les affaires courantes du pays ; prérogatives qui supposent une attitude neutre face à l'effervescence préélectorale.
Cette déclaration, qui sonne comme une petite phrase assassine, tant le Premier ministre semble apprécier l’art de la provocation, cache en réalité les vrais enjeux de ces élections. D’une part, M. Caïd Essebsi a parlé de 20% des voix, ce qui est difficilement concevable quand on connaît le poids de la mouvance islamiste. Ce que, du reste, semblent étayer les quelques enquêtes d’opinion sérieuses publiées jusque-là. D’autre part, et quel que soit le poids électoral du parti islamiste, 20% des voix ne veut pas dire 20% des sièges et la nuance est de taille.
Le gouvernement à la manœuvre
Certes, la loi électorale adoptée limite considérablement le poids des partis pouvant se targuer d’une assise populaire importante à telle enseigne qu’il faudrait, au bas mot, rafler 50% des voix pour récolter le tiers des sièges, pour autant le premier ministre ne semble pas faire dans le lapsus. Et si cette déclaration n’a pas suscité une levée de bouclier massive dans le camp islamiste, elle n’est pas pour autant tombée dans l’oreille d’un sourd, si l’on croit le billet de Soumaya Ghannouchi sur sa page Facebook mettant en garde «tous ceux qui veulent jouer avec le feu». Mais à quoi joue M. Caïd Sebsi au juste ?
La réponse n’est pas aisée tant la scène politique tunisienne ressemble à un théâtre d’ombres, où l’on a du mal à identifier les tendances, compte tenu des non-dits et des alliances occultes, malgré le vacarme médiatique et les déclarations tapageuses dont on nous gratifie périodiquement.
Il est clair, toutefois, que depuis le compromis sur l’élection d’une assemblée constituante – qui était, faut-il le rappeler, une victoire remportée dans la rue – les manœuvres portent moins sur l’existence ou pas de cette assemblée que sur sa teneur et ses prérogatives. S’il a réussi à remettre en selle une partie des caciques du Rcd, à blanchir des figures compromises dans les affaires de corruption et d’enrichissement illicite, à éviter aux services de sécurité de rendre des comptes et à enterrer pas mal de dossiers compromettants en maintenant la justice aux ordres, M. Caïd Essebsi n’a pas encore réussi sa mission de restaurer un régime qu’on avait vite fait d’enterrer.
Ennahdha déjoue les pièges
Après avoir échoué à remplacer la constituante par un référendum sur la constitution de 1959, le Premier ministre «provisoire» semble se résoudre à maintenir la date du 23 octobre face à la difficulté de reporter les élections une fois de plus, non sans rabattre sa dernière carte, aidé en cela par quelques partis. Il s’agit d’un référendum limitant les prérogatives de la constituante, la privant du coup d’un droit de regard sur le gouvernement et qui devrait de surcroît entériner la reconduction de l’actuel. En somme, il promet une constituante privée de prérogatives législatives et exécutives. Autant dire une chambre d’enregistrement chargée de scribouiller une constitution qui, à défaut de la formation d’une majorité, ce qui est peu probable vu le mode de scrutin, risque de ne jamais voir le jour. Or la principale force politique qui semble donner du fil à retordre au Premier ministre, est bien Ennahdha. Car jusque-là, celle-ci a joué plus ou moins juste.
Il ne fait point de doute qu’en acceptant une loi électorale qu’elle jugeait pourtant illégitime, en se désolidarisant de la rue depuis le succès de la Kasbah 2, en acceptant le report des élections prévues initialement pour le 24 juillet et en réitérant son soutien au gouvernement provisoire, Ennahdha a donné des gages à ses adversaires et a réussi jusque-là à déjouer les pièges qu’on lui avait tendus, à commencer par le référendum, la révision de l’article 1 de la constitution, la parité homme-femme sur les listes électorales ou la loi sur le financement des partis. Et en se retirant avec fracas de la commission Ben Achour, en emportant dans son sillage l'essentiel des forces présentes, elle a réussi à ôter toute légitimité à celle-ci.
Pour autant Ennahdha s’est gardée jusqu'à présent de jouer la rue. Car l’histoire a appris au mouvement islamiste à tempérer ses ardeurs et à chercher avant tout à légitimer sa présence dans l’arène politique institutionnelle via les urnes plutôt que de courir le pouvoir en mobilisant ses bases. Le crédo du mouvement semble être : la rue pour négocier pas pour gouverner… Pas pour le moment, en tout cas.
Constituante ou Instance Ben Achour bis?
Réussir ces élections est crucial pour un mouvement qui semble sûr de sa force mais soucieux d’exister dans les urnes et de prendre sa revanche sur trente années de répression. De sorte que si la constituante venait à être vidée de sa substance, cela reviendrait à contrecarrer Ennahdha et à tenir en échec la stratégie politique qu’elle a adoptée depuis la Kasbah 2. D’abord en lui faisant payer cher sa désolidarisation de la rue depuis la Kasbah 2, puisqu’elle s’est empêtrée, depuis, dans une stratégie attentiste qui risque de la desservir en termes de mobilisation électorale. Ensuite, en aggravant les conséquences du report des élections qu'elle s'est résignée à accepter au nom du consensus tout en sachant que cela risque de la freiner dans son élan et de la couper d’une partie de la jeunesse révoltée qui voit dans ces élections une comédie jouée par une partitocratie intéressée dont Ennahdha fait incontestablement partie. Enfin, en l’acculant à siéger dans une constituante sans réelles prérogatives, autant dire dans une commission Ben Achour bis, le Premier ministre la prive d’un pouvoir de décision que légitimerait son score dans les urnes, si tant est qu’il s’avère imposant, et l’empêche, de fait, de le convertir en force de frappe politique.
Bien qu’elle ne parle pas officiellement au nom du parti fondé et dirigé par son père, Soumaya Ghannouchi a menacé de siffler la fin de la trêve en remobilisant la rue et en promettant une phase révolutionnaire qui ferait tomber le régime, moins de peur d’une falsification des résultats des élections, ce qui est peu vraisemblable, que par refus de siéger dans une assemblée de castrats sans réel pouvoir. Car, dans ces conditions, le pouvoir de décision demeurera ailleurs... dans le théâtre d’ombres.
A M. Caïd Essebsi qui a fait dans l’équivoque, la fille Ghannouchi a répondu sans ambages. Et Ghannouchi père, que pense-t-il de tout cela ? Au fait, qui a dit qu’«on n’apprend pas aux vieux singes à faire des grimaces»?