Qu’est-il advenu de l’Etat dans la Tunisie post-révolutionnaire ? La question paraît surchargée d’incompréhension et de parti-pris, mais elle est centrale dans l’appréciation de l’instant que nous vivons. Par Nasreddine Montasser
Si la révolution a ouvert grandement la porte des libertés, il semble qu’en la franchissant, nous avons accédé à une sorte de territoire régi par l’inconscient collectif refoulé. Un vaste champ de vase gluante dans lequel chacun de nos pas est un acte immensément pénible. La notion d’Etat résiste encore aux assauts de presque tout le monde mais elle se maintient en place avec de plus en plus de difficulté. Son effritement paraît évident.
La dégradation du cadre de vie
Jamais la capitale n’a été si laide, si sale et si nauséabonde. Il suffit de faire un tour dans le centre de Tunis pour s’en rendre compte. J’ai vraiment mal en constatant la dégradation du cadre de vie. Les saletés sont partout et on s’habitue à leur présence. En quelques mois, les choses ont changé à un tel point qu’on dirait que ce n’est plus la même ville. La laideur s’installe petit à petit et on se sent désarmé face à cette invasion.
La prolifération des constructions anarchiques qui, en plus d’être illégales, sont à la fois laides et dangereuses. Partout des structures inachevées, faites de briques et de béton prennent place dans le paysage urbain au vu et au su d’une administration léthargique. Le résultat est un tableau hallucinant digne du cauchemar d’un fiévreux.
La multiplication des étalages des vendeurs ambulants dans les artères de Tunis est cauchemardesque. Personne ne peut plus circuler ni les piétons ni les véhicules. Même les chaussées sont envahies par ces vendeurs. En plus, ces vendeurs qui viennent d’on ne sait où, rajoutent une couche au climat d’insécurité général qui prévaut. Les rixes, les altercations, voire même les batailles rangées, sont devenus ordinaires. Les vols, les braquages se produisent quotidiennement. Se promener au centre ville est devenu un calvaire.
L’entretien des placettes, des jardins et espaces verts de la capitale et des quartiers du grand Tunis est devenu inexistant. Ces espaces se meurent et quelques uns sont devenus des dépotoirs. La disparition de ces espaces serait une grande perte.
La dégradation de la relation entre le citoyen et l’Etat
Tous les éléments évoquées ci-dessus sont les stigmates d’un laisser-aller général et de l’abandon des quelques bonnes habitudes qui ont fait qu’au moins la capitale, le miroir de tout un pays, reste un tant soit peu agréable à vivre.
Ces éléments matériels dénotent aussi de la perte du lien entre le citoyen et l’Etat. Ce dernier, représenté par ses instruments, ses structures et ses appareils, qui ne fonctionnent plus correctement, n’est plus en mesure de répondre aux attentes du citoyen. Le citoyen, lui, rejette de plus en plus, dans ses gestes quotidiens, cet Etat fatigué et à bout de souffle.
Les appareils de l’Etat sont contestés. L’administration, les grandes institutions comme le gouvernement, la magistrature voire même l’armée nationale se retrouvent dans une piètre position. Leurs décisions ne sont plus respectées.
L’Etat n’est pas aimé et il ne fait plus peur. L’élite intellectuelle se délecte de sa faiblesse et la base l’attaque de toute part. L’Etat n’ordonne plus ; il quémande et supplie, et sa voix n’est plus entendue. Ses symboles ne sont plus honorés. A vrai dire, il ne s’est pas facilité la tâche.
L’Etat opte souvent pour des petits calculs politiciens d’apothicaire qui lui font perdre le peu de crédibilité qui lui reste. Il tergiverse dans sa prise de décision en cherchant des positions d’équilibre instables qui ne satisfont personne. L’Etat semble fonctionner au ralenti et laisse la porte ouverte aux critiques et aux interprétations.
Le citoyen, en perdant patience et confiance dans l’Etat, laisse s’exprimer des années de ressentiments refoulés. Il se venge sur cet Etat qui l’a humilié et qui l’a spolié. Sa réaction est à la fois violente et désordonnée. Il ne pense pas aux conséquences de son comportement tellement il est emporté par une furie ravageuse.
La déchéance du chef et le dépérissement de l’Etat
Aujourd’hui, les signes de l’effritement de l’état sont évidents. La cause principale d’un tel phénomène est à notre sens la personnification de l’Etat. C’est que durant plus de cinquante ans, on nous a appris à confondre l’Etat avec la personne qui y assume la fonction suprême, le président. Nous avons été conditionnés à travailler pour cette personne. A respecter cette personne. A aduler cette personne. A avoir peur de cette personne. Le jour où cette personne a été déchue, la notion de l’Etat s’est fissurée dans nos esprits. On a porté toute notre ire sur cet Etat comme s’il était un pendant de cette personne haïe.
De même, en l’absence de cette personnification, les appareils de l’état ne fonctionnaient plus. Ils n’ont jamais appris à fonctionner d’une façon autonome pour le bien du pays et pour la gloire d’une personne.
Maintenant, un dur travail de réapprentissage nous attend tous pour remettre les choses dans le bon ordre. Il faut vite refaire fonctionner cette machine qu’est l’Etat sur des bases saines. Il faut que nous nous débarrassions de la personnification des institutions et des appareils de l’Etat car c’est à la Tunisie seulement que va notre allégeance.